Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 au pied de la statue de la République, à Paris © CR
Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 au pied de la statue de la République, à Paris © CR

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 Les Lettres au cœur de l’enseignement moral et civique

aux côtés de l’Histoire et des Sciences humaines

 
Paris, ce matin, se réveille devant cette cruelle évidence : il y a de par le monde et jusqu’aux terrasses de ses cafés des hommes assez persuadés de détenir le vrai et d’être en droit de l’imposer, qu’ils se sentent légitimes à tuer aveuglément pour cela, y compris eux-mêmes.
Ce sont des terroristes ; mais à leurs propres yeux ils sont des héros. Comment peut-on persuader quelqu’un de se sacrifier pour une « cause » caricaturale et barbare, une fois découverte la sinistre récupération qui s’opère ici des valeurs les plus sacrées, à commencer par les valeurs musulmanes ?
Une autre évidence s’impose à nous, pédagogique celle-là : il y a, quels qu’en soient les moyens, une séduction à l’œuvre, qui cherche à toucher le cœur de notre jeunesse avant que celle-ci ne puisse prendre conscience, trop tard, du piège sinistre où on l’a capturée.

Ce phénomène inouï laisse notre système scolaire profondément désemparé dans ses démarches, parce que le langage de la raison et le processus cartésien, qui sont l’épine dorsale de nos enseignements comme valeur et comme méthode, semblent inopérants devant l’irrationalité de la contagion idéologique qui frappe les plus faibles. Et, de fait, si notre système continue à n’envisager le parcours de l’élève que comme l’acquisition bien ordonnée de connaissances vérifiables par contrôle continu, il risque de perdre la bataille engagée, la bataille décisive : celle qui a pour enjeu de préserver la liberté de conscience et de pensée de nos enfants.
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À présent il ne s’agit plus seulement d’étudier les textes, il s’agit de les faire vivre

Quand les mots sont devenus impuissants, quand ils sont perçus comme suspects parce que vecteurs d’une propagande ennemie, la littérature peut, en tant qu’elle est art, prendre le relais, en coopération avec les autres formes d’expression et de pratique artistique. Cette révision des ressorts cognitifs qui animent nos enseignements est brutalement devenue l’urgence : en dépendent la cohérence et l’efficacité de l’apprentissage d’une langue et du patrimoine qui l’escorte.
Des programmes novateurs sont là, qui risquent de se dissoudre dans les logiques de services et de découpages horaires si nous ne les lisons pas comme acteurs concernés : ce sont les programmes d’enseignement moral et civique, dont on trouvera ci-dessous l’architecture résumée. Pas plus que d’autres, ils ne sont évidemment un texte thaumaturgique d’où peut jaillir la solution à nos maux d’aujourd’hui. Mais ils nous concernent : de cette conviction que nous sommes, enseignants de lettres, concernés, peut naître une attention nouvelle à des évidences qu’impose aujourd’hui l’Histoire.
« Science sans conscience… », nous dit le vieil adage humaniste : plus que jamais, les professeurs de lettres sont dépositaires, aux côtés de ceux d’histoire et de géographie, de philosophie et des sciences humaines, de la mission de prévenir la « ruine de l’âme ».
Car à présent il ne s’agit plus seulement d’étudier les textes, il s’agit enfin de les faire vivre. Et ce n’est pas, ou pas seulement, en faisant apprendre par cœur des articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou en « potassant » la Charte de la laïcité, que nous pourrons former et convaincre.
Les notions et les textes fondateurs sont un cadre et une référence indispensables, bien évidemment : mais ils ne le seront pas si l’on n’a pas créé, ou recréé, une confiance à leur égard. Pour ne pas provoquer chez les moins « avertis » de nos élèves un rejet qui mêle en bloc textes, dates, noms et société, il faut commencer par instituer ou restaurer un lien social au sein de la communauté scolaire, classe ou établissement.
Ne pas craindre, dès lors, d’accepter une provisoire marginalisation de l’intellect pour porter aux corps, aux voix, aux énergies, l’attention qu’ils requièrent. Cesser de considérer l’émotion comme un stade primitif de l’apprentissage, qui devrait nécessairement et le plus vite possible céder la place à la formalisation rationnelle ; accepter même – transgression suprême au regard de nos habitudes !… – qu’une découverte, du moins dans un premier temps, reste intuitive et informulée.
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L’art est indispensable

L’art est donc ici indispensable. Mais en fonction de leur plus ou moins grande technicité, tous les arts ne sont pas immédiatement opératoires dans cette perspective : la danse, la chanson, la pratique théâtrale, la photographie, le dessin, les arts du goût, sous toutes leurs formes, constituent des modes rapidement accessibles, si l’on est modeste dans ses ambitions. Ils donnent à l’enfant ou à l’adolescent ce droit vital à la métaphore qui le retire au déterminisme de son milieu et à l’emprise directe des discours qui cherchent à le manipuler.
Parmi eux, la chanson ou le théâtre entendu au sens large d’énonciation dramatisée, ont le mérite d’ouvrir l’horizon à des paroles fortes, à des mots venus de l’Autre, susceptibles de développer le squelette d’une culture en acte et en devenir. Le défi lancé à nos conventions est réel : il faut accepter de prononcer ou de chanter avant d’avoir compris, et même pour comprendre ; il faut oser faire entendre une parole dans l’espace, avant, et afin, de l’« entendre » au sens classique… Autrement dit, il nous faut prendre enfin la poésie au sérieux.
Faut-il rappeler que Mahomet était poète en même temps que prophète, et que l’une et l’autre dimensions de sa parole ne sont pas séparables ? L’heure est venue d’entendre enfin René Char et de se convaincre qu’il n’y a pas fleur de rhétorique lorsqu’il affirmait au cœur du maquis : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté » (Feuillets d’Hypnos).
En effet, s’il est possible d’ignorer son prochain lors d’une polémique verbale, de le mépriser, ou pire encore, si un conditionnement suffisamment intense s’y emploie, de ne plus le regarder comme son semblable au point de juger sa vie négligeable, il est beaucoup plus difficile de traiter comme quantité suppressible celui avec qui on a partagé une fable, un chant ou du pain, avec qui l’on a dansé, échangé souffle et émotion, partagé à deux voix la même découverte.
Le premier des quatre grands domaines qui structurent l’éducation morale et civique est la sensibilité : cette priorité n’est pas un hasard, et si le mot-clé d’empathie y fait son apparition, ce n’est pas en vertu d’une propédeutique qui aurait pour couronnement nos apprentissages conventionnels, c’est bien parce que le développement de la capacité à voir dans l’autre mon semblable est le fondement de toute cognition et de tout apprentissage du monde. On pourra faire le rapprochement avec la priorité et la « revalorisation » accordée à l’oral dans le projet des futurs programmes de collège.
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Et si nous commencions par donner, vraiment, la parole ?

Dans la frontalité souvent encore dominante du rapport professeur-élève propre au système éducatif français, le schéma stimulus-réponse nous tient trop souvent lieu de dialogue, trop heureux si nous parvenons à faire circuler cette parole que lance le questionnement.
Mais dans la préconisation unanime de la reformulation personnelle que font les programmes de toutes disciplines, que de fois la maîtrise de la langue se voit assimilée à la perspective utilitaire de la simple compréhension d’énoncé ! Que de fois la classe qui « participe » est lue comme l’ébrouement nécessaire (et toujours potentiellement inquiétant) à l’assimilation d’un contenu établi d’avance !
Quand la fausse maïeutique n’est que le détour destiné à accréditer ce que l’enseignant a prévu de « faire dire », l’apprenti n’est pas dupe : il aura tôt fait de rechercher sur le web ou dans la littérature parascolaire le sens pré-mâché qu’on lui destine, et qu’il pourra ainsi trouver plus vite et en libre-service. L’ennui s’invite, et avec lui la conviction redoutable, parce que tacite, que tout est dit depuis qu’il y a des professeurs et qui enseignent.
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La formation du jugement est d’abord une école de liberté de réception

Pourtant, l’enseignement des lettres est le premier lieu où affirmer, en pratique, que le sens n’est pas clos. Plus encore, ou pire encore aux yeux de tous les totalitarismes : qu’une même proposition peut être vraie ou fausse selon le point de vue d’où on l’envisage. Il ne s’agit pas ici de fabriquer des générations de sceptiques post-modernes, ni de cultiver ce juste milieu où le Barthes de Mythologies plaçait la quintessence du « ninisme » petit-bourgeois.
Mais il s’agit bien, si l’on veut redonner valeur et sens à la co-présence scolaire et lui éviter de se faire disqualifier par le dernier logiciel performant, d’admettre par principe qu’un élève peut, de plein droit et de plain-pied, lire un classique comme si c’était la première fois : pour l’élève comme pour le spectateur qui découvre une pièce, fût-elle Les Perses ou Hamlet, la première lecture est la première fois du texte, de même qu’il y a création quand un metteur en scène ouvre une pièce, qu’elle soit inédite ou appartienne au répertoire le plus ancestral.
En bref, le professeur peut et doit s’exposer au risque qu’une lecture imprévue, jaillie de la rencontre de l’œuvre avec son jeune lecteur, le dépasse, voire le déstabilise. Il ne s’agit pas de révolutionner la critique, d’affirmer que tout peut vouloir tout dire, et d’octroyer à l’élève une préséance démagogique sur l’enseignant : il s’agit, à la lumière de la critique de la réception, de prendre en compte la chance perpétuellement donnée à une œuvre de signifier encore et autrement, dans la conscience « réfléchissante » d’un jeune destinataire d’aujourd’hui.
La formation du jugement, à laquelle invitent les programmes de l’enseignement moral et civique, est donc d’abord une école de liberté de réception, et non pas une arène dérivée des talk-shows télévisuels où l’on causerait pour causer à propos de vérités établies d’avance. À cette condition seule la démocratie se donne modestement, mais clairement, à vivre ; à cette condition seule la parole qu’on passe est une parole qu’on donne.
L’engagement, quatrième enjeu l’enseignement moral et civique, commence là, bien avant la vie associative, dans ce préalable intellectuel à l’action concrète.
Si nous respectons ces deux préalables fondamentaux, à la fois pédagogiques et énonciatifs, si les Lettres assument leur mission (osons le mot) politique devant le défi tragique d’aujourd’hui, alors les mots pourront retrouver leur chance de n’être pas une fausse-monnaie, mais le produit et l’outil d’un cheminement personnel.
Ce cheminement dès lors débordera la classe de français pour concerner, plus largement, la vie.
Le prochain « Rendez-vous des Lettres » a pour thématique cette année : « Récit et valeurs, valeurs de la fiction » à l’heure du numérique. Plus que signe des temps ou symptôme, un tel titre est un manifeste.

Françoise Gomez, samedi 14 novembre 2015.

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Architecture des programmes d’enseignement moral et civique
inscrits dans la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation
pour la refondation de l’École de la République

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De l’éducation civique

à l’enseignement moral et civique

L’intégralité des programmes et références de l’Enseignement moral et civique sont en ligne sur le site Eduscol. La synthèse ci-dessous n’a pour fonction que d’en dégager quelques lignes de force.

« Les projets d’enseignement moral et civique rendus publics le 3 juillet (école, collège) et le 18 décembre 2014 (lycées) visent une appropriation libre et éclairée des principes qui fondent la République et la démocratie. Ce nouvel enseignement a pour objectif la transmission d’un socle de valeurs communes : la dignité, la liberté, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité, la laïcité …

Il est aussi fondé sur une école bienveillante et exigeante qui favorise l’estime de soi, le développement du sens moral et de l’esprit critique. »

Morale et civisme, « valeurs et normes » : une dialectique entre individu et société, intérieur et extérieur, réflexion et action relativité et universalité…

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Extraits du Préambule

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« 1. L’éducation morale n’est pas du seul fait ni de la seule responsabilité de l’école ; elle commence dans la famille. L’enseignement moral et civique se fait quant à lui dans le cadre laïque qui est celui de la République. Ce cadre impose de la part des personnels de l’Education nationale une évidente obligation de neutralité, mais celle-ci ne doit pas conduire à une réticence, voire une abstention, dans l’affirmation des valeurs transmises. »
2. Les valeurs et les normes que cet enseignement a pour objet de transmettre et de faire partager doivent pouvoir être acceptées par tous, quelles que soient les convictions, les croyances ou les choix de vie personnels. » […]
4. L’enseignement moral et civique a pour but de favoriser le développement d’une aptitude à vivre ensemble dans une société démocratique, c’est-à-dire à la fois
a) à penser et à agir par soi-mêmeet avec les autres (principe d’autonomie)

b) à comprendre le bien-fondé des règles régissant les comportements individuels et collectifs

c) à reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie (coexistence des libertés) ;

d) à construire du lien social et politique (principe de la communauté des citoyens).

5. On peut regrouper les valeurs et les normes que cet enseignement transmet en trois catégories.

– La première relève à la fois du principe d’autonomie et du principe de la coexistence des libertés : la liberté de conscience, d’expression et de choix du sens que chacun donne à sa vie; l’ouverture aux autres et la tolérance réciproque.

– La deuxième relève à la fois du principe de discipline et du principe de la communauté des citoyens : le respect des droits et de la loi, l’égale considération des personnes, le refus de toute discrimination, la solidarité, l’entraide, la coopération, le sens de l’intérêt général et de la participation à la vie démocratique.

– La troisième catégorie ressortit aux conditions morales et civiques sans lesquelles les apprentissages scolaires ne sauraient avoir de dimension émancipatrice : le goût du dialogue et de la confrontation des idées, le développement de l’esprit critique, l’intérêt porté à la recherche de la vérité.”

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Les fruits du principe de socle

Extraits, suite

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” – Dialogue et mise en cohérence des disciplines.
– Entrée par les compétences et les attitudes, dont les connaissances sont l’assise indispensable et réaffirmée.
– Continuité entre les cycles, du cycle 2 de l’école à la classe terminale des lycées.
« 3. Les connaissances et compétences à faire acquérir ne sont pas juxtaposées les unes aux autres. Elles s’intègrent dans une culture qui leur donne sens et cohérence et développe les dispositions à agir de façon morale et civique. […]
6. Ces valeurs et ces normes ne pouvant se transmettre à l’école que dans des situations pédagogiques et éducatives où elles sont activement impliquées (discussion, argumentation, projets communs, coopération, etc.), leur enseignement suppose une cohérence entre ses contenus et ses méthodes. Il suppose également que les formes d’évaluation qui lui seront associées soient d’une grande diversité et soient adaptées à sa nature, à ses modalités et à ses objectifs.
7. L’enseignement moral et civique doit avoir un horaire spécialement dédié. Mais il ne saurait se réduire à être un contenu enseigné « à côté » des autres. Tous les enseignements à tous les degrés doivent y être articulés. »
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Une architecture à quatre dimensions

Extraits

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• Sensibilité
La sensibilité est une composante essentielle de la vie morale et civique : il n’y a pas de conscience morale qui ne s’émeuve, ne s’enthousiasme ou ne s’indigne. Mais cette sensibilité doit s’éduquer et appelle le retour réflexif sur les expressions premières des émotions et des sentiments, l’élucidation de leurs motifs ou leurs mobiles, leur identification, leur mise en mots et leur discussion.
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Compétences correspondantes
– S’estimer. Être capable de prendre soin de soi. Avoir confiance en soi.
– Être capable d’identifier et de nommer ses émotions et ses sentiments.
– Être capable d’empathie. Savoir se mettre à la place des autres.
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Connaissances
– Cette culture de la sensibilité morale et civique se construit et s’exerce à partir des situations concrètes de la vie scolaire, mais aussi à partir de la confrontation avec la diversité des œuvres et des textes, et dans toutes les disciplines.

– Acquisition du vocabulaire adapté en lien avec la capacité à identifier et nommer les émotions et les sentiments.

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• Règle et droit
La culture de la règle et du droit vise à faire acquérir le sens des règles au sein de la classe, de l’école ou de l’établissement.
 
• Formation du jugement
La formation du jugement moral doit permettre de comprendre et de discuter les choix moraux que chacun rencontre dans sa vie. C’est le résultat d’une éducation et d’un enseignement qui demandent, pour les élèves, d’appréhender les différentes formes de raisonnement moral, d’être mis en situation d’argumenter, de délibérer en s’initiant à la complexité des problèmes moraux, et de justifier leurs choix.
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• Engagement
On ne saurait concevoir un enseignement visant à former l’homme et le citoyen sans envisager sa mise en pratique dans le cadre scolaire. L’école doit permettre aux élèves à devenir acteurs de leurs choix, et à participer à la vie sociale de la classe et de l’établissement dont ils sont membres. L’esprit de coopération doit être encouragé, la responsabilité vis-à-vis d’autrui mise à l’épreuve des faits.
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Françoise Gomez
Françoise Gomez

3 commentaires

  1. Les programmes français d’éducation morale et civique ont été fort bien établis.
    Il existe beaucoup de bons livres qui permettent de nourrir les cours de citoyenneté.
    L’écrivain belge Armel JOB a écrit (édité chez Laffont ) en 2012 “Loin des mosquées” . Les élèves de 15-16 ans auraient tous avantage à le lire.
    Par ailleurs , il existe , dès l’école maternelle , des programmes de développement de l’estime de soi et du respect de chacun (par exemple , “Le cercle magique” , méthode canadienne qui a fait ses preuves depuis longtemps) .
    Donc , il faudra compter sur tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté , enseignants , parents , éducateurs.

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