2020, année de Gaulle

Charles de Gaulle par Donald Sheridan © DR

« La vérité du général réside dans la légende. »
Alain Peyrefitte

L’année 2020 est apparue exceptionnelle à plus d’un titre sur le front de la mémoire gaullienne. Nous avons commémoré le cent trentième anniversaire de sa naissance (1890), le cinquantième anniversaire de sa mort (1970) et les quatre-vingts ans de l’appel du 18 juin (1940), qui le fit pénétrer dans la grande Histoire. À la suite de la demande d’armistice du maréchal Pétain, le général de Gaulle, réfugié à Londres, décide de dire non à la défaite et appelle littéralement à la résistance dans un discours radiodiffusé à la BBC (qui n’est alors entendu que par de rares Français). Par cet acte fondateur, il entre et fait entrer des milliers de Français dans la Résistance avec un R majuscule, dont il devient le chef et l’icône. Pour Romain Gary, l’écrivain et compagnon de la Libération et de la « La France Libre, il est « l’homme qui fut la France1 ».

Une biographie qui se confond avec l’histoire de la France

Ce triple anniversaire témoigne d’une biographie dont la richesse se confond avec l’histoire de la France, de l’Europe et du monde au XXe siècle. Officier combattant de la Première Guerre mondiale, Charles de Gaulle est, à plusieurs reprises, blessé, prisonnier, avant de s’évader2. Promoteur de l’arme blindée durant l’entre-deux-guerres, en opposition aux doctrines alors en vogue, il entre en 1940 comme sous-secrétaire d’État à la Guerre dans le dernier gouvernement de la IIIe République. Après avoir été invité par le président du Conseil Paul Reynaud à rejoindre Londres en pleine débâcle, il s’impose comme le dirigeant de la France Libre et sait devenir, aux yeux des Alliés et grâce à sa force de conviction, la France résistante jusqu’à la victoire de 1945.
Artisan lucide de la reconstruction du pays dans l’après-guerre, il est rappelé aux affaires en 1958 par une IVe République à l’agonie, en pleine guerre d’Algérie. Il installe alors une Ve République au régime présidentiel, celle qu’il appelle de ses vœux depuis les années 1940 et qui reste aujourd’hui encore notre cadre politique partagé. Deux fois élu président, il sera confronté, en mai 1968, aux revendications révolutionnaires des baby boomers, épris de liberté et de changements profonds dans les repères sociétaux. De Gaulle ne se remettra pas des événements de 1968, alors qu’il avait contribué à moderniser la France, et se retirera de la vie politique un an plus tard.
Ce parcours, ici trop vite rappelé, n’épuise en rien ce qu’a été de Gaulle : son rapport à la France et à l’État, son ouverture à la modernité (André Malraux et la culture, la DS Citroën, le Concorde…), ses contradictions et ses limites : sa mainmise sur un pouvoir que ses détracteurs qualifient de « personnel » dans la France des années 1960, en lutte contre la rigidité d’une société patriarcale et conservatrice, les réseaux de la France-Afrique avec son proche collaborateur Jacques Foccart, etc. De Gaulle fut tout autant adulé que haï, mais il sut mieux que d’autres se mettre en histoire et en mémoire à travers ses livres, au premier rang desquels ses Mémoires de guerre (trois volumes publiés entre 1954 et 1959).

Une figure consensuelle

Cinquante ans après sa mort, le « grand Charles » semble être devenu une figure consensuelle de l’histoire de France, dont on retient la geste patriotique et la droiture. Il apparaît régulièrement en première ou deuxième place (derrière Napoléon Ier) dans les sondages évoquant les Français les plus illustres de l’Histoire.
Plusieurs institutions et lieux de mémoire travaillent à maintenir vivante sa place dans le récit national : l’imposante croix de Lorraine du mémorial et la demeure familiale de La Boisserie ; l’ordre de la Libération, la Fondation de la France Libre, la Fondation et l’Historial Charles-de-Gaulle, qui perpétuent la mémoire du général en direction du grand public comme des scolaires au cœur de Paris. Près de trois mille six cents communes ont donné à des rues, des places, des avenues, le nom du général. Si Yvonne de Gaulle a choisi de détruire l’ensemble de ses effets personnels afin d’éviter les cultes reliquaires, force est de constater que Charles de Gaulle est entré, malgré tout, dans le panthéon des saints laïcs et politiques des Français. Nombreux sont les dirigeants contemporains qui se rallient à son panache et se revendiquent de sa pensée, davantage à droite qu’à gauche, à l’exception peut-être de l’extrême gauche, même si Jean-Luc Mélenchon loue l’indépendance du général à l’occasion des présidentielles de 20173

Hommages officiels

Les hommages officiels n’ont pas manqué durant l’année 2020. Le président de la République, dont la photographie officielle fait apparaître un volume des Mémoires de guerre, a participé aux commémorations du 18 juin au mont Valérien et, comme le veut la « tradition », le 9 novembre, jour anniversaire de la mort du général, a été investi par les politiques. Emmanuel Macron s’est ainsi rendu à Colombey-les-Deux-Églises, où est inhumé Charles de Gaulle, mais il avait aussi commémoré à Montcornet, dans l’Aisne, les combats du 17 mai 1940 durant lesquels le colonel de Gaulle fit face avec son unité à la 10e Panzerdivision. Pour le président, il s’agit de puiser, après Clemenceau, dans la biographie du grand homme donnée en exemple comme force de conviction face à la défaite.
De son côté, la région Hauts-de-France s’est très fortement impliquée dans les commémorations à travers le projet « De Gaulle, Hauts-de-France 2020 ». En effet, Lille a vu naître Charles de Gaulle et c’est à Arras qu’il fit son service militaire en 1909. Il fut également sous-lieutenant au 33e régiment d’infanterie de Lille entre 1914 et 1916. Il s’agissait donc pour la région et son président, Xavier Bertrand, apparenté à la famille gaulliste et peut-être bercé de rêves élyséens, de lui rendre hommage « tout au long de l’année 2020, par des événements et manifestations qui s’adressent à tous et célébreront l’homme militaire et populaire4 ».

Des films…

Les riches initiatives culturelles et scientifiques prises à l’occasion de ce triple anniversaire témoignent de la présence mémorielle et historique de Charles de Gaulle. Deux réalisations audiovisuelles sont à signaler. L’épidémie de Covid-19 a reporté à l’été la diffusion de De Gaulle, long-métrage de Gabriel Le Bomin, dont l’exploitation était prévue en mars 2020. Le réalisateur, auteur des très beaux Fragments d’Antonin (2006), fait le choix d’une lecture intimiste de la période de mai-juin 1940. Sans omettre le souffle historique, il prend le parti d’interroger le couple Yvonne / Charles de Gaulle confronté à la défaite, à l’exode et au choix de la Résistance. Le général n’est plus l’homme seul, mais associé à sa famille et à sa femme, devenue un personnage agissant. On a pu voir aussi sur France 2 une série télévisée de quatre épisodes réalisée par François Velle, De Gaulle, l’éclat et le secret. Là encore, l’histoire intime se superpose à la grande Histoire, vraie (r)évolution dans le traitement biographique réservé d’ordinaire au général.

Des biographies et… des bandes dessinées

La multiplication des publications a confirmé la présence du général dans la mémoire collective. De Gaulle a toujours été une source dense de production littéraire. Ce triple anniversaire en a encore été la preuve.
Ainsi, la très sérieuse biographie de l’historien britannique Julian Jackson, De Gaulle. Une certaine idée de la France5, interroge le parcours du militaire et de l’homme d’État. Cette somme documentaire s’emploie à mettre en lumière la figure historique du général sans omettre ses parts d’ombre et ses limites. Loin de vouloir écorner l’image du grand homme, Julian Jackson offre une lecture plus nuancée d’un personnage souvent très dur et parfois tenté par le coup de force, sous couvert d’une « certaine idée de la France », de l’État et de lui-même…
Michel Winock propose, quant à lui, Charles de Gaulle. Un rebelle habité par l’histoire6, dans lequel il interroge l’ambivalence d’un homme politique à la fois conservateur et révolutionnaire. Plus poétique, le Dictionnaire amoureux du Général7, publié par Denis Tillinac quelques mois avant sa disparition, s’attarde sur de Gaulle écrivain, tout en réaffirmant son image de grand homme de l’Histoire.
La bande dessinée et les livres de jeunesse ont également investi la figure du général. Après le très drôle De Gaulle à la plage8, de Jean-Yves Ferri, diffusé en série animée sur Arte, le subversif Cher pays de notre enfance9, d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat, et le Charles de Gaulle10 en quatre tomes de l’historien Jean-Yves Le Naour avec Claude Plumail au dessin, notons la parution d’une BD en trois volumes sobrement intitulée De Gaulle11, réalisée par Mathieu Gabella, Christophe Regnault et Michael Malatini, avec l’appui de l’historienne Frédérique Neau-Dufour.

Propositions pédagogiques

Dans leur ensemble, ces éléments apparaissent comme des points d’appui scolaire. Plusieurs entrées peuvent être envisagées par les enseignants et les équipes éducatives. En histoire, la figure gaullienne est connue et reconnue. L’ouvrage Enseigner De Gaulle12, publié sous la direction de Tristan Lecoq, est une formidable source d’inspiration et d’originalité. En lettres, l’occasion est sans doute donnée de faire découvrir aux élèves la riche prose du général à travers les écrits variés qu’il a laissés : carnets, mémoires, discours, messages13
L’étude de la vie du général de Gaulle peut donner lieu à un beau projet courant sur plusieurs semaines, plusieurs mois ou sur toute une année scolaire, dans le cadre, par exemple, d’un EPI associant histoire, français, anglais (textes de Winston Churchill sur de Gaulle, par exemple), arts (de Gaulle et la culture, de Gaulle en bande dessinée)… Cette traversée du XXe siècle peut également s’inscrire dans un projet d’éducation aux médias et s’intéresser à la manière dont le général utilise les médias dans les années 1960 (des conférences de presse qui sont des « grands messes », le contrôle de l’ORTF…), mais aussi à celle dont il est caricaturé dans la presse (on se souvient du censuré « Bal tragique à Colombey – un mort », du journal Hara-Kiri au lendemain de son décès). Autant d’éléments à mettre en perspective avec le traitement qui lui est aujourd’hui réservé dans les médias, notamment à travers les commémorations de cette année.
La « mise en scène » du président de la République doit également beaucoup à Charles de Gaulle : il pourrait s’agir, en sciences politiques (récemment entrées dans les nouveaux programmes de lycée), de mieux comprendre les usages politiques de l’icône gaullienne par ses successeurs, de François Mitterrand à Emmanuel Macron en passant par Nicolas Sarkozy. Non sans confronter les points de vue contextualisés (textes et images) entre la légende entretenue par l’intéressé lui-même, le récit fait par ses contradicteurs et le récit historique construit.
Comme souvent, le professeur documentaliste doit ici faire figure de moteur pédagogique, en renouvelant la bibliographie disponible au CDI et en proposant, par exemple, un projet d’exposition associant pleinement les élèves.
L’école doit s’emparer de cette effervescence commémorative afin que les élèves puissent être partie prenante d’une dynamique mémorielle et politique commune à l’ensemble de la société. Si le temps scolaire est, d’abord, un temps d’apprentissage de l’histoire et non de la commémoration, il ne peut se détacher de ce qui fonde le récit national célébré… et critiqué. D’autre part, l’étude de la biographie de Charles de Gaulle, outre qu’elle met en lumière la vie d’un personnage historique de premier plan, permet d’évoquer plusieurs aspects du XXe siècle : à travers ses grands marqueurs historiques (jusqu’en 1970), culturels, et les usages politiques du gaullisme. Jusqu’à aujourd’hui…
Partir de la figure gaullienne telle qu’on la voit de nos jours doit pouvoir donner sens à son histoire. Cette mise en perspective, construite sur une pédagogie par projet, donnera sans doute matière à de nombreux apprentissages, parmi lesquels le développement du sens critique, plus que jamais utile au citoyen de la République.

Alexandre Lafon

1 Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France (Gallimard, 2000), recueil de trois textes parus entre 1958 et 1970 dans la revue américaine Life Magazine.
2 Frédérique Neau-Dufour, La Première Guerre de Charles de Gaulle (1914-1918), Tallandier, 2015.
3 « De Gaulle, la récupération générale »
4 www.hautsdefrance.fr/charles-de-gaulle-2020/
5 Julian Jackson, De Gaulle. Une certaine idée de la France, Seuil, 2019.
6 Michel Winock, Charles de Gaulle. Un rebelle habité par l’Histoire, Gallimard, 2019.
7 Denis Tillinac, Dictionnaire amoureux du Général, Plon, 2020.
8 Jean-Yves Ferri, De Gaulle à la plage, Dargaud, 2007.
9 Étienne Davodeau et Benoît Collombat, Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, Futuropolis, 2015.
10 Jean-Yves Le Naour et Claude Plumail, Charles de Gaulle, Grand Angle, 2015-2018.
11 Mathieu Gabella, Christophe Regnault, Michael Malatini, Frédérique Neau-Dufour, De Gaulle, Glénat / Fayard, 2020.
12 Collectif, Enseigner de Gaulle, Canopé Éditions, 2018.
13 Signalons, outre les Mémoires de guerre, Le Fil de l’épée (Berger-Levrault, 1932 ; Perrin, 2015) et Discours et messages (revus par Charles de Gaulle), 5 volumes (Plon, 1970).

Alexandre Lafon
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