Les anglicismes comme symptôme d’un monde appauvri


ANALYSE. « Live », « addict », « flyer », « email », « feedback », « deadline »… les anglicismes ont envahi notre vocabulaire courant et ringardisent les non usagers. Le poids croissant d’expressions anglaises et américaines d’emploi « facile » par les Français trahit une marche mondialisée vers une consommation effrénée et un échec collectif à penser une société qui ne soit pas indexée sur l’entreprise et la croissance.
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire géographie et historien

Commençons par le crier haut et fort : la langue anglaise, forte de son histoire pluriséculaire, riche de ses 200 000 mots de vocabulaire qui la place en tête des langues les plus développées, portée ou porteuse par/d’une culture profonde et rayonnante, mérite d’être apprise, étudiée, transmise. Elle tient une place éminente au panthéon de cette tour de Babel des langues et sociétés humaines. Depuis la Seconde Guerre mondiale et le développement de la puissance états-unienne sur le « monde libre », l’anglais est devenu incontournable comme langue diplomatique (quasi) universelle d’échanges, de culture, langue hégémonique parlée aux quatre coins d’un globe connecté via un internet qui reste américain avant d’être indien ou chinois.
La langue anglaise version américanisée pénètre les autres langues via le si bien nommé marketing ou management : en musique, dans la publicité (horreur des slogans brutaux infligés en anglais), dans les sciences (hégémonie des revues anglo-saxonnes) ou dans le numérique. En parallèle, les anglicismes toujours plus nombreux et dont l’usage est devenu systématique, envahissent nos langues.
Définition simple : « emprunt fait à la langue anglaise par une autre langue ». Réalité redoutable : après une déferlante de noms de groupes de musique, de titres d’émissions, de jeux en anglais, les anglicismes tels live, addict, ASAP, save the date, flyer, email, feedback, follow up, deadline deviennent monnaie courante et leur non-usage ringardise le pauvre hère qui tente de placer son « À vos agendas » ou son « courriel ». Ce n’est plus seulement le monde des affaires, mais les champs culturel et médiatique qui sont atteints.
Les anglicismes ont fait depuis quelques années une offensive qui semble décisive dans notre quotidien. Cantonnés d’abord dans la publicité, le marketing, les champs culturels américanisés depuis des dizaines d’années (on pense à la musique populaire, rock ou rap, au cinéma), ils ont pris leurs quartiers dans nos échanges professionnels et personnels. La diffusion massive des outils numériques a accéléré le phénomène puisque la sphère 2.0 qui est aujourd’hui l’apanage du modèle anglo-américain : on « uploade » une photo sur son « Facebook ». Alors que, dans les années 1970 et 1980, le monde de l’informatique pouvait laisser croire à une pluralité d’univers (dont le minitel français), le français n’a pas su négocier le tournant numérique.
Le PC pour « personnel computer », le « mail » et le « mailing » via internet ont supplanté l’ordinateur personnel ou le « courriel ». Les réseaux sociaux américanisés ont porté au firmament l’art du raccourci, de la communication « in » (branchée donc) et « cool ». La puissance du rêve américain, d’un monde rêvé auquel chaque individu peut goûter. La jeunesse s’est engouffrée pleine de fougue dans cet univers plein de promesses : elle est dans le « rush », le « crush » ou la « loose ». Pourvu qu’elle ne soit pas dans le binge drinking.
Bien sûr, les emprunts linguistiques font partie de la vitalité d’une ou des langues, et le français continue de se nourrir fort heureusement de multiples influences extérieures (ou intérieures). Ne les contestons pas : « leader » ou « budget » sont des anglicismes intégrés, « cutter » n’a pas d’équivalent en français. Il n’est pas question de verser dans le patriotisme linguistique et la défense d’une langue française pure à libérer de ses scories étrangères… Horreur à visée totalitariste. Le Conseil constitutionnel autorise le libre emploi de mots étrangers comme il le déclare dans une décision du 29 juillet 1994 :

«[La liberté de communication et d’expression] implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée ; […] la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires ou de mots étrangers ».

Ceci étant posé et bien posé, plusieurs caractéristiques contemporaines néfastes semblent pourtant accompagner la multiplication des anglicismes. Selon le défunt Alain Rey, patron du Petit Robert, on pouvait noter, en 2014, que l’anglais a fourni une entrée sur deux de son dictionnaire – français. Le français ne s’exporte plus et les mots empruntés, comme « ridingcoat » transformé en « redingote » le sont directement, sans transformation. Il est à noter la grande facilité avec laquelle les expressions anglaises et surtout d’origine américaine (américanismes) s’invitent aujourd’hui et se diffusent en supplantant le français qui, pourtant, a toujours su se renouveler et accueillir les autres langues.
Cette croissance des anglicismes accompagne un modèle économique fondé sur la vitesse, la simplification, la performance, les échanges rapides et qui rapportent. L’hégémonie contemporaine de l’anglais économico-culturel est le revers d’une marche constante vers une consommation effrénée, une production industrielle toujours croissante, une mondialisation des échanges commerciaux qui détruisent notre horizon écologique commun et déstructure toujours plus, profondément nos sociétés.
C’est bien de cela qu’il est question lorsque l’on s’oppose aux anglicismes et non à un combat linguistique (ou folkloriste) d’arrière-garde contre l’impérialisme linguistique anglo-saxon et le déclin de la France et de sa francophonie. Le poids croissant d’expressions anglaises d’emploi « facile » par les français dit notre échec collectif à penser un autre monde. S’y attaquer, collectivement, individuellement, c’est remettre en cause un modèle de société que la crise sanitaire contemporaine nous invite (invitait ?) à penser.
Hégémonie linguistique contre diversité culturelle ?
Complètement intégré dans le monde de l’entreprise, le franglais s’invite massivement dans le lexique des jeunes générations, membres de la start-up nation macronienne impliquée dans la mondialisation des échanges qui se sont accentués depuis le mitant des années 1990. Désormais, on ne passe pas des appels téléphoniques mais des « calls » pour décrocher une « date ». Le franglais n’est remis en cause que par des emprunts venus des périphéries urbaines repoussoirs ou de la sphère médiatique branchée : « avoir le seum » par exemple, qui signifie « être énervé, dégoûté ».
Le temps où les mots d’argots utilisés par le chanteur Renaud pénétraient via la musique le français « correct » semble bien loin. Il reste le rap francophone, mais dominé qu’il est par le modèle anglo-américain. L’exotisme de ce dernier reste très puissant, vantant le présentisme ou le matérialisme consumériste. Associé au libéralisme économique qu’il contribue à soutenir et forger, ce modèle reste dominant et laisse peu de place à la diversité des influences.
Cette diversité linguistique, impliquant la pluralité culturelle, ne serait-elle pas l’horizon à atteindre ? Le multilinguisme peut bien sûr favoriser le repli identitaire plutôt que l’ouverture sur l’autre. On peut rester emmuré dans sa propre langue et sa propre culture et promouvoir ainsi le nationalisme linguistique. En ce sens, en assurant à l’anglais une diffusion comme jamais aucune autre langue n’en a connu jusqu’ici, la mondialisation permet de sortir de ces prés carrés. Finalement, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les hommes sont en mesure de communiquer les uns avec les autres « directement » : en anglais.
Le revers de la médaille pourrait conduire à un double scénario : la diversité des langues et des cultures étant mise à mal, l’opinion publique mondiale pourrait se retourner contre l’anglais, en associant cette langue à l’industrialisation, à la destruction des cultures, aux atteintes aux droits de l’homme, à l’impérialisme de la culture-monde et à l’accroissement des inégalités sociales. Critiques dont s’emparent déjà d’autres impérialismes culturels pour diminuer la puissance anglo-américaine.
Il semble bien que cette réflexion sur la part croissante et contemporaine des anglicismes dans la langue française inaugure des considérations géopolitiques abyssales. Cependant, si l’on reste à l’échelle de la langue, il convient de noter que l’usage des anglicismes doit être bien identifié, compris et contré autant qu’il se peut. Ce combat n’est pas tourné vers la défense moisie d’une langue française qui serait à purifier. Il engage la valeur communicative de notre langue commune et la diversité des apports culturels qui renvoie à d’autres modèles possibles.
Et l’école dans tout ça ?
L’école devrait prendre au sérieux cette question de la dérive linguistique vers des eaux profondément libéralisées sur le modèle culturel anglo-saxon. Construire du vivre ensemble, c’est aussi construire des valeurs collectives que contredisent les valeurs de l’ultralibéralisme. La langue fait partie des éléments du champ de bataille et enseigner le plurilinguisme (et les cultures qui l’accompagnent) ouvre des horizons à nos élèves dans leur appréciation pleine de la citoyenneté. Le citoyen doit pouvoir faire un choix du modèle de société qu’il souhaite soutenir sur les fondements de la République, notre bien commun.
L’école doit pouvoir avancer sur la question de la construction des langues. Elle devrait montrer mieux les circulations qui enrichissent et qui influencent nos repères linguistiques. L’anglais sur ce terrain doit de nombreux éléments au français. Celui-ci, construit sur le grec et le latin, a intégré des expressions ou mots venus de l’arabe. Ce mouvement très contemporain encore, dit la vitalité d’une langue et l’intérêt de celles avec lesquelles elle interagit. Ces interactions, belles et complexes, s’appauvrissent dans un monde dominé par un modèle, une langue. Le langage est formé par la culture et l’expression de cette culture est le langage lui-même.
Les professeurs de disciplines scientifiques pourraient s’emparer de ce thème linguistique dans le cadre des enseignements de l’histoire des sciences. La spéciation de la pensée, c’est-à-dire sa scission en sous-groupes qui n’ont plus d’échanges, peut toucher fortement le domaine scientifique par une américanisation croissante du modèle, comme l’expliquent Charles Durand et Christian Guilleminot dans un article fort instructif intitulé « Où nous conduit l’hégémonie de la langue anglaise » ? [1]. La diminution de la créativité et de la diversité de la pensée naît de l’appauvrissement des sources culturelles et linguistiques, ce que les auteurs montrent au sujet de l’aéronautique. « Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser », affirme fort justement le linguiste Claude Hagège.
L’école doit certes être attentive à porter un discours normatif sur la langue. Si la réalité des anglicismes ne doit pas être éludée, elle devrait être abordée de front sur un mode qui dépasse la question de l’insécurité linguistique pour intégrer l’insécurité culturelle et le projet de société qu’ils portent. Si on stigmatise trop les usages linguistiques des élèves dans leurs interactions courantes, qu’on leur présente une seule norme qui s’éloigne trop de leur langue familière, on risque de renforcer la part conflictuelle de leur rapport à la langue française.
Jouer avec la langue, terreau commun, avec les emprunts qu’elle peut faire, c’est la réinstaller comme patrimoine commun, dynamique, ouvert et évolutif. Le travail sur les différents registres de la langue permet sans doute de contourner les biais évoqués plus haut. En ce domaine, les travaux des enseignants québécois, en première ligne pour faire vivre la francophonie, s’avèrent extrêmement utiles à prendre en compte [2].
Le site France Terme du ministère de la Culture mérite que l’on s’y arrête avec les élèves. Il met en lumière les « termes publiés au Journal officiel de la République française par la Commission d’enrichissement de la langue française. Près de 8 500 termes pour nommer en français les réalités nouvelles et les innovations scientifiques et techniques. » La technicité toujours plus grande de nos sociétés, que soulignent encore la crise sanitaire et la place laissée aux discussions d’ordre scientifique, impose une évolution constante du vocabulaire : « cluster ».
France Terme, qui s’appuie sur la commission d’enrichissement de la langue française, permet de manière très amusante de retrouver derrière les anglicismes les multiples équivalents en français avec les élèves : « low cost » ou « fake news » redeviennent « à prix réduit » et « fausses nouvelles ».
La multiplication des anglicismes paraît bien aujourd’hui le symptôme d’un monde appauvri et menacé d’engloutissement. Pour notre société, soutenir la richesse de la manière de dire le monde en français, c’est lutter contre la mésestime de soi. C’est aussi le rôle des enseignants de privilégier l’accès à la diversité, à l’ouverture, à la complexité de la pensée et de la manière de l’exprimer.

Alexandre Lafon

[1] Charles Durand – Christian Guilleminot, Où nous conduit l’hégémonie de la langue anglaise ? Quelques conséquences néfastes de l’utilisation de la langue anglaise en science et en technologie dans le contexte international : l’exemple français https://www.researchgate.net/publication/312607945_Ou_nous_conduit_l’hegemonie_de_la_langue_anglaise_Quelques_consequences_nefastes_de_l’utilisation_de_la_langue_anglaise_en_science_et_en_technologie_dans_le_contexte_international_l’exemple_francais
[2] Par exemple : https://correspo.ccdmd.qc.ca/index.php/document/les-enseignants-devraient-ils-encore-avoir-peur-des-anglicismes/
• Voir le site de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France.

Alexandre Lafon
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