"Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire", d'Alain Pagès

"Zola et le groupe de Médan. Histoire d'un cercle littéraire", d'Alain PagèsL’ouvrage d’Alain Pagès s’ouvre sur l’évocation du pèlerinage de Médan, qui conduit, via le « chemin d’admiration et de respect » (l’expression est d’Henry Céard), dans le pays d’une mémoire vivante dont la Maison Zola reste encore aujourd’hui l’éloquent symbole.
Depuis 1903, chaque premier dimanche d’octobre, de grandes figures politiques et des intellectuels de premier plan se relaient pour rendre hommage à Zola, à son œuvre, à son action et au rayonnement de ses idées. C’est l’histoire exacte et nuancée de cette présence de l’écrivain en son temps et de son influence durable que retrace l’important livre d’Alain Pagès, du « berceau provençal » des amitiés premières avec Cézanne et Baille à la « constellation naturaliste » qui a continué à briller jusque dans les années 1930, notamment à travers les héritiers de l’Académie Goncourt.
En 1864, à ses débuts, Zola avait eu la prescience de la somme de réactions contrastées que la puissance de création de tout génie engendre, tôt ou tard, inéluctablement. Et d’emblée, puisqu’ils se sont formés dans les dynamiques conjointes du journalisme, des avant-gardismes et de l’essor du roman d’actualité, son art, ses prises de position et sa méthode en ont appelé à autrui, à l’émulation, au partage et au débat.

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L’évocation subtile d’un milieu constamment en évolution

Ce sont ces polarités et ces mouvements que le livre décrit précisément en montrant comment perdurent les amitiés fondatrices, comment se créent les alliances, et selon quelles logiques s’instaurent, se croisent et s’enchevêtrent les relations entre les principaux acteurs du champ littéraire constitué autour de Zola dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Il y a bien un « groupe » ou un « cercle de Médan » (chapitre 4) dont le recueil de nouvelles de 1880, les fameuses Soirées de Médan, entérine l’existence, et sur ce point nous disposons enfin d’une genèse exhaustive des circonstances qui sont à l’origine de l’événement.
Ce que les histoires littéraires les plus expéditives considèrent parfois, mais toujours en passant, comme une origine ou un point culminant du mouvement naturaliste est significativement placé au centre d’une reconstitution ici soignée et complète, aux antipodes des simplifications abusives et des approximations tolérées, toutes désormais caduques.
Qu’il s’agisse en outre des relations entre Cézanne et Zola, du Manifeste des Cinq, des démêlés des disciples avec la presse et la critique, du conflit de fidélités entre Henri Céard et Paul Alexis, de l’évolution de Huysmans, des clivages liées à l’Affaire Dreyfus, de la naissance compliquée de l’Académie Goncourt…, sur tous ces points et beaucoup d’autres, l’enquête est menée avec une précision définitive, comme lorsqu’il s’était agi d’étayer la thèse de l’assassinat de Zola (voir le Guide Émile Zola, du même auteur, en collaboration avec Owen Morgan, paru chez Ellipses en 2002).
Mais ce serait manquer l’essentiel et, disons, le charme de l’ouvrage d’en rester à ces signalements ponctuels extraits artificiellement d’une novatrice biographie d’un cercle littéraire, conçue comme l’évocation subtile d’un milieu constamment en évolution et en ébullition. Quand il y a un arrêt sur image, c’est à la peinture ou à la photographie qu’il est demandé de prendre le relais. Le gain se fait alors en profondeur, comme lorsque sont commentés Les Baigneurs, La Pendule noire de Cézanne (pp. 24-25, 77), Un atelier aux Batignolles de Fantin-Latour (p. 52), Nana de Manet (p. 157) ou le grenier d’Edmond de Goncourt (pp. 315-316).
Chaque détail étudié a son importance et engage une nuance, conduit à une interprétation, permet de mieux comprendre la nature des relations au sein de ces fraternités d’artistes, des salons, des cénacles, à ce moment crucial où le champ littéraire a dû se constituer résolument face aux pouvoirs, économique, politique et médiatique.
 

La solidarité intellectuelle, une valeur fondamentale pour Zola

Ce n’est pas le moindre mérite de cette somme de confirmer le rôle majeur exercé par Zola au sein de cette nouvelle arène dans la définition même du statut de l’écrivain. Inlassablement, et parce que « la solidarité intellectuelle représentait pour lui une valeur fondamentale » (p. 58), il s’est tourné vers les autres, d’abord ses aînés (son amitié avec Flaubert fut admirable, son estime pour Goncourt fut exemplaire) et ses pairs (les Aixois, Cézanne, Marius Roux ; les artistes contemporains, notamment les peintres), puis vers les jeunes écrivains, si souvent interpellés dans ses textes les plus militants.
Par vagues successives, d’une génération à l’autre, ils sont venus solliciter son soutien et ses encouragements, rue La Condamine, rue de Bruxelles ou, bien sûr, à Médan, conçue dès 1878 comme une arche de l’amitié, même si Zola, en y déplaçant son activité d’écriture, avait compris qu’il fallait s’éloigner de la capitale pour mieux focaliser l’attention, en instaurant une distance idéale, entre le trop près et le trop loin.
Alain Pagès raconte avec brio les visites rituelles au grand écrivain, le premier serrement de mains de Paul Alexis, fidèle entre tous, réhabilité ici (p. 293), l’accostage de Maupassant venu « livrer » la barque Nana, l’émouvante rencontre avec Louis Desprez, l’un des martyrs du naturalisme, les visites de plus en plus fréquentes des journalistes…
La convivialité symposiaque, qui eut aussi une grande importance dans l’histoire du groupe, n’est pas oubliée. Surgissent, avec leur verve débridée, les équipées champêtres, les « agapes littéraires » (pp. 92-101), les « dîners des auteurs sifflés » et autres festins en paroles dont sont ici rappelés les enjeux profonds, derrière l’afflux des anecdotes. Par exemple, on se souvient qu’à l’occasion du fameux dîner Trapp du 16 avril 1877, par lequel Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, Mirbeau et Maupassant ont sacré officiellement les trois grands maîtres du roman, Flaubert, Zola et Edmond de Goncourt, La République des lettres de Catulle Mendès s’était amusée à parodier le menu : « Potage purée Bovary, truite saumonée à la fille Élisa, poularde truffée à la Saint-Antoine, artichauts au cœur simple, parfait naturaliste, vin de Coupeau, liqueur de l’Assommoir, etc. ».
Mais, comme le remarque finement Alain Pagès, la plaisanterie porte loin : « La véritable signification du dîner Trapp est contenue dans le menu imaginaire… Ce jour-là, les jeunes naturalistes ont savouré les œuvres des maîtres ; ils les ont dégustées, ils les ont absorbées. Leur repas fut une cène antique, à l’image de la communion du Christ entouré de ses disciples. Il a donné lieu à une eucharistie » (p. 141).
 

Une histoire contrastée du mouvement naturaliste

Il y a eu beaucoup de temps forts et d’épisodes hauts en couleurs dans cette histoire contrastée du mouvement naturaliste, justement parce qu’a parfois régné en son sein un joyeux désordre et que toutes sortes d’initiatives furent rendues possibles par les encouragements, la bienveillance, parfois même l’indifférence tranquille de celui que l’on considérait à tort comme un patron sourcilleux.
Zola, on le sait, a toujours refusé d’être un chef d’école, ce mot entraînant des idées d’embrigadement, d’excommunication et d’impuissance. Il n’est pas une page du livre d’Alain Pagès qui ne restitue au contraire avec brio l’étonnant climat de ferveur et de créativité qui a animé ce cercle littéraire dont le vaste bureau de Zola à Médan constituait certes le centre fascinant mais toujours en attente d’un élargissement de sa circonférence.

 François-Marie Mourad

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• Alain Pagès, “Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire”, Perrin, 2014, 480 p.

Voir sur le site de “l’École des lettres” :

– Émile Zola, «Nouvelles roses» et «Nouvelles noires», par Jacques Vassevière.

– Émile Zola, « Ah ! Vivre indigné, vivre enragé… » Quarante ans de polémiques, par Yves Stalloni.

– Émile Zola, « Mes Haines », par Yves Stalloni.

•Tous les articles sur Zola dans les Archives de l’École des lettres.

• Zola dans la collection “Classiques abrégés” : Au Bonheur des dames, Germinal, La Bête humaine, Thérèse Raquin.

François-Marie Mourad
François-Marie Mourad

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