Découvrir Patrick Modiano

Modiano est un écrivain apprécié par la critique et reconnu par le public. On l’étudie à l’université ; des essais souvent intéressants, toujours passionnés, lui sont consacrés.

Aujourd’hui paraît un Cahier de l’Herne qui multiplie les angles et croise les regards.

.On commencera la lecture par des inédits, dont une nouvelle, « Le Temps », mettant en relief les décors et les traits d’une époque à travers ses objets. Ou bien on lira le très bel entretien que l’auteur de Lacombe Lucien accorde à Antoine de Gaudemar, au sujet du cinéma. D’abord parce que l’échange en question dit l’importance de cet art pour le romancier qu’il est et pour l’enfant livré à lui-même qu’il a été.

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Inédits

Modiano ressemble à Antoine Doinel et la salle obscure a été son refuge quand il fuguait ou séchait les cours. Il connaît par cœur des plans de films, se passionne pour des enchaînements, rêverait de trouver l’équivalent du générique dit par Welles dans La Splendeur des Amberson mais n’a jamais voulu filmer. Quant aux adaptations de ses romans, cinq en tout, il n’en est pas convaincu. Mais il se garde de critiquer les films de Mizrahi ou Poirier. Le cinéma est trop littéral pour rendre son œuvre, et aucun cinéaste n’a osé s’en emparer pour la « cannibaliser ».

De sa scolarité incertaine, souvent douloureuse, témoignent des textes ou des romans : ici, quelques pages écrites par l’adolescent quand il était encore au pensionnat Saint-Joseph de Thônes, « La vie collective est étouffante », se clôt par une anecdote dont on retrouvera un écho dans Un pedigree, le récit le plus violent de Modiano. Mais on s’amuse aussi quand on découvre le nom du correspondant de l’écrivain quand, élève d’hypokhâgne, il avait été inscrit par son père au lycée Montaigne de Bordeaux… Nous n’en dirons pas plus, sinon que Modiano aime la mystification et le canular ; ce dont les lecteurs des Boulevards de ceinture trouveront la trace dans certaines fausses dédicaces.

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Du Paris de Queneau à celui de Modiano

Le cinéma donc, et la ville, Paris en particulier. Ce cahier met en relief la place qu’occupe cet espace, notamment à travers un article de Régine Robin, mais aussi par les allusions faites à Georges Perec, autre arpenteur de la ville, autre ami de Raymond Queneau. À propos de l’auteur de Connaissez-vous Paris ? ou de Zazie dans le métro, on sera ému de lire les quelques billets ou lettres que les deux hommes avaient échangés.
Queneau avait donné des cours de géométrie au jeune lycéen, puis avait été témoin à son mariage, lors duquel il s’était disputé avec André Malraux, le témoin de la mariée. Anecdote certes, mais aussi écho d’un autre monde, dans lequel les Lettres avaient quelque prestige.

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Perec et Modiano

Perec et Modiano ont plus d’un point en commun, et l’on sent, à lire certains propos du second, tout le regret qu’il éprouve de n’avoir pu connaître l’auteur d’Espèces d’espaces. On mesurera, en lisant le fort dossier consacré à Dora Bruder ce que Modiano a de proche de Perec. Le goût de l’archive, le souci de la précision absolue qui fait rêver puis écrire.

La bibliothèque de Modiano est remplie d’annuaires, de vieux journaux, de documents du siècle passé qu’il compulse, étudie de près, avant de se lancer. L’écriture d’un roman l’absorbe pleinement, lui est difficile. Un rien pourrait la mettre en question. Et pourtant, le résultat est là, net, précis et juste. Modiano aime Nerval, mais on pense aussi, à le lire, à Watteau, dont les flous sont – paradoxe – si précis.

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“Dora Bruder”

Dora Bruder est peut-être l’illustration la plus accomplie de l’art de Modiano. À tous égards ce récit marque un tournant dans son œuvre. D’abord parce qu’il rompt avec les premiers textes souvent provocateurs. Une forme de jubilation le prenait à pasticher les antisémites, à jouer avec les codes du pamphlet célinien, ou du roman à la Drieu La Rochelle. Il avait découvert tous ces textes haineux dans la bibliothèque de son père, quai Conti. Dans Dora Bruder, il se rend compte qu’avant lui, Robert Desnos a écrit une Place de l’Étoile… Mais ce récit, inspiré d’un avis de recherche lu dans la presse, est construit sur un échange, qu’on lira, entre Modiano et Klarsfeld.

Modiano se dit souvent « bouleversé » par ce qu’il apprend de la jeune fille. Il relève les coïncidences, note des noms qui peupleront son livre. Bien des années s’écouleront entre la découverte du nom de Dora et la publication du livre. Entre-temps aura paru Voyage de noces, fiction qui s’inspire de l’histoire lue dans Paris-Soir. Mais la dernière lettre de Klarsfeld à Modiano – une lettre pleine d’ « irritation » met en relief ce qui sépare le chercheur passionné par une cause juste – la mémoire des victimes de la Shoah, et le romancier qui « cannibalise » cette recherche.

Modiano prend appui sur les photos que Klarsfeld lui a transmises et qu’on verra dans le Cahier de l’Herne, il se sert de ce qu’il a appris, découvert, mais en fait un livre au genre indéfini, entre la biographie et l’autobiographie, l’essai historique et le roman. Au fond, il reprend à sa façon ce que Perec avait réalisé dans W Un souvenir d’enfance : dire les vides, l’absence, et la présence des disparus.

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Les regards des contemporains…

Sans être un ouvrage universitaire, ce Cahier de l’Herne fait la part belle aux spécialistes, de Jacques Lecarme à Bruno Blanckeman ou Dominique Rabaté. On y lira aussi un inédit de l’auteur, sur les pages de noms propres qui remplissent ses carnets, noms sur lesquels Tiphaine Samoyault propose une réflexion. Et puis il y a les regards des contemporains. Le Cahier de l’Herne contient quelques billets, lettres ou hommages de pairs.

L’amitié avec Peter Handke a donné lieu à un échange, si l’on peut dire, puisque l’écrivain autrichien a traduit Une jeunesse en allemand. Les dessins ou œuvres plastiques de Barcelo, Sempé ou Le Clézio sont signes d’amitié. Les textes de Pierre Pachet, Marie Darrieussecq ou Hélène Frappat rappellent ce que les contemporains doivent à l’écrivain.

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… et ceux des débuts littéraires

De même pour les écrivains qui ont marqué ses débuts : Emmanuel Berl qu’il a interrogé longuement pour un Interrogatoire, Romain Gary qui le qualifie de « Saint-John Perse du roman » ou Jean Cayrol qui vante la « fraîcheur de sa mémoire ». On lira un article de Robert Poulet qui fait le lien avec Céline dans Rivarol : c’est à l’époque de La Place de l’Étoile et le jeune écrivain solitaire va à contre-courant, entre « par effraction dans le château de la Belle au Bois dormant ». En 1968, on se penchait peu sur le passé, et surtout pas sur les années d’occupation qui obsédait le fils d’un Juif traqué, ayant fréquenté d’un peu trop près les collabos. Mais sur cette période qui marque les débuts, on relira Les Boulevards de ceinture puis Dora Bruder, afin de mesurer le parcours accompli.

S’il manque une bibliographie complète et des indications sur les adaptations cinématographiques qu’il a écrites ou les textes de chansons qu’il a composés, on ne sera pas déçu pour autant par ce volume : une fois qu’on l’a refermé, on a envie de relire un roman de Modiano. 

Norbert Czarny

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« Patrick Modiano », “Cahier de l’Herne” coordonné par Maryline Heck et Raphaëlle Guidée, 280 p.

 • On pourra lire également  le numéro 490 du « Magazine littéraire » d’octobre 2009 et l’essai de Denis Cosnard paru chez Fayard au printemps dernier, « Dans la peau de Patrick Modiano ».

• Le Paris de Modiano dans l’École des lettres.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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