« Ad Astra », de James Gray. Sur Terre, en 2120, l’espace du futur menace le présent…

Un film d’aventures spatiales« Ad Astra », de James Gray © Twentieth Century Fox, 2019

Il y a deux grandes manières d’envisager le space opera : la superproduction d’une part, comme espace privilégié des effets spéciaux, des aliens et autres guerres des étoiles, dont la série débutée en 1977 par George Lucas est le parangon, et, d’autre part, l’aventure astrale comme prétexte à la méditation philosophique dont 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) et Solaris (1972), respectivement de Stanley Kubrick et Andreï Tarkovski, demeurent les meilleures références.
On ne sera guère surpris d’apprendre que le cinéaste américain James Gray a fait le choix de la réflexion (sans pour cela délaisser l’action), et qu’il a conçu Ad Astra comme une sorte de prolongement introspectif à sa précédente réalisation en 2017, The Lost City of Z, plus inspirée d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) que des Aventuriers de l’arche perdue de Steven Spielberg (1981).

La scène liminaire d’Ad Astra est un modèle du genre, tant plastique que programmatique des intentions de son auteur. L’astronaute Roy McBride (Brad Pitt, très intense) travaille à une altitude stratosphérique sur une antenne géante destinée à découvrir d’éventuelles sources de vie intelligente dans l’univers. Soudain, une violente explosion en chaîne, provoquée par une surcharge électrique, manque de lui coûter la vie. L’homme tombe dans le vide et ne doit d’être sauvé qu’à son parachute et un extraordinaire sang-froid.
Nous apprendrons plus tard que l’accident, et d’autres catastrophes plus considérables sur la surface du globe, ont une origine cosmique qui porterait la signature de son propre père, Clifford McBride (Tommy Lee Jones), un éminent astronaute à la tête d’une mission dont la trace a disparu seize ans plus tôt dans les environs de Neptune…

« Ad Astra », de James Gray © Twentieth Century Fox, 2019

Au cœur des ténèbres

La faute du père, la chute du fils, le poids de l’héritage maudit… Depuis Little Odessa, son premier long-métrage en 1994, James Gray poursuit une odyssée qui le conduit cette fois aux confins du système solaire. Une nouvelle manière de nous dire que la question de la filiation est sans fin, une histoire sans cesse réinventée, depuis les mythes fondateurs, portés à interroger le rapport compliqué des fils et des pères, jusqu’au brûlant et vaste sujet du legs du monde de demain.
Nous sommes donc au début du XXIIe siècle. La Lune est depuis belle lurette colonisée, Mars itou. La planète rouge sert de « relais » pour rejoindre des astres plus éloignés tels que Neptune où la communauté scientifique a développé un important projet dans le but de percer quelques-uns des mystères du cosmos. C’est là que Roy est envoyé, avec l’ordre de retrouver son dangereux père.
L’épopée interstellaire qu’il entreprend est un périple initiatique qui le conduit à travers le temps et l’espace, l’intime et le lointain, le présent, le passé et l’avenir. L’omniprésence de la  voix off referme le voyage spatial sur lui-même, sur l’espace intérieur du personnage livré à distance et « au cœur des ténèbres » à la compréhension de lui-même, de cet inconnu qui est en lui, éloigné et pourtant si proche, si familier.

Brad Pitt dans « Astra », de James Gray © Twentieth Century Fox, 2019

Une odyssée des temps modernes

Comme Télémaque à la recherche d’Ulysse, Roy embarque sur un vaisseau (spatial) avec pour mentor le colonel Pruitt (Donald Sutherland), ancien proche compagnon et double inversé de son père. Le souci de réalisme de la mise en scène l’emporte sur l’esthétique futuriste des images et vaut comme gage de vraisemblance. Il ne s’agit pas là d’inventer des mondes utopiques (ou leur contraire), mais davantage de suivre la trajectoire « terre à terre » d’un voyage fantastique au pays des songes dont la voix off serait la clef. Les fusées Virgin organisent désormais des vols commerciaux Terre-Lune (prévoir une bonne centaine de dollars supplémentaires pour le kit « couverture-masque de sommeil » !).
La Lune du futur, théâtre de violents affrontements pour le contrôle des ressources qui y ont été découvertes, répète déjà le passé meurtrier de la Terre. Plus loin, un astronef norvégien recèle des animaux génétiquement modifiés auxquels Roy réchappe de peu. Mais, le trajet mouvementé de Roy mène bientôt à un cul-de-sac. Manipulé lui-même par l’armée afin de localiser son père, il ne peut poursuivre sa route. Son salut viendra d’une transgression à la loi (scélérate) des pères de l’armée comme possible renouveau de lui-même (la traversée subaquatique sur Mars).

Brad Pitt dans « Ad Astra », de James Gray © Twentieth Century Fox, 2019

Combat œdipien

Roy est un homme malheureux, contrarié, déchiré. L’important scientifique qu’il révère en son père est aussi celui qu’il déteste pour l’avoir privé de sa présence à l’heure déterminante de l’enfance. C’est donc délesté de la pesanteur, mais non du poids de la douleur de l’absence et d’une culpabilité qu’il a héritée de son père que Roy se présente devant lui. Roy en a suivi au propre comme au figuré la trajectoire (même métier, même échec du couple, même solitude). Les deux hommes se retrouvent alors, dans un poignant final œdipien, seuls, face-à-face dans le noir, loin de tous, attachés l’un à l’autre.
Pour le cinéaste, il est difficile pour les fils de couper le cordon et de se délivrer de l’emprise des pères. Les fils sont piégés, nous dit-il, frappés d’une double malédiction, pressés sans fin de se montrer dignes, à la hauteur des attentes des pères en même temps qu’ils sont condamnés à se charger de leurs fautes, de leurs excès et de leurs échecs, à supporter l’opprobre d’un nom autant que sa renommée. Roy doit donc pouvoir sacrifier celui-là même qu’il prétend sauver. Le lâcher. S’en éloigner. Pour exister, le fils ne doit pas chercher à faire luire l’astre qui l’éblouit. Il lui faut rompre le lien qui l’enserre, qui l’étouffe. Pour briller soi-même, il faut savoir aller vers les étoiles et pouvoir en revenir pour éviter de vivre dans leur ombre.

Philippe Leclercq

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

Un commentaire

  1. Cet article, intelligent, clair, précis, répond aux auditeurs d’une (trop) célèbre émission de France Inter qui n’ont rien compris au film et se sont ennuyés.
    Le lien avec les mythes antiques devrait aider des professeurs (ou des élèves) à se rendre au cinéma pour ainsi mieux comprendre pourquoi l’histoire d’Ulysse et Télémaque est fondatrice, comme celle d’Œdipe.
    Par ailleurs, un roman comme Amazonia traite aussi du lien père-fils. Il est dommage qu’il ne trouve pas plus d’audience mais on ne peut pas parler de tout, surtout quand le superflu et le superficiel l’emportent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *