Vers un aggiornamento scolaire ?

Première édition de « l’Utopia » de Thomas More, Louvain, 1516 © BnF.

Dans le contexte de crise sanitaire – et non de guerre – à l’impact multiforme que nous traversons, le confinement qui vient d’être consenti par plus de la moitié des habitants de l’œcoumène dessine bien un avant et un après. Et un après bien compliqué à percevoir encore. Les étapes d’un déconfinement long et difficile se précisent en France, et avec elles de nombreuses interrogations ainsi qu’une peur diffuse de voir repartir à la hausse une pandémie installée.
Les décrocheurs scolaires ont prospéré, le chômage partiel s’est installé, les faillites ont augmenté, les violences conjugales se sont intensifiées. Mais cette période troublée est aussi le temps des solidarités, des gestes de soutien et des rêveries associées à un « nouveau monde » possible. Le moment des utopies ?

Quel « monde d’après » ?

Le retour sur l’étymologie du mot « crise » peut nous permettre d’interroger l’« après » que nous pouvons ou voulons collectivement imaginer. Le mot « crise » vient du grec krisis qui signifie « jugement », « décision », de celles et ceux qui s’imposent au moment où une maladie peut faire basculer le patient du côté de la guérison ou de la mort. Une situation de crise nous pousse donc à prendre effectivement des décisions parce qu’elle perturbe le bon agencement de nos vies. Force est de constater que l’émergence, la diffusion et le traitement sanitaire du COVID-19, en ébranlant sérieusement nos économies, nos sociétés et leurs certitudes, nous imposent de réfléchir au monde d’après le confinement et à ce basculement salutaire ou morbide.

© OMS

Le confinement, partagé sous des formes plus ou moins strictes à l’échelle du monde, a mis en arrêt la globalisation des échanges et nous a amenés à questionner ses fondamentaux, comme la délocalisation des entreprises dans des clusters mondiaux, véritables plates-formes de production et de diffusion (à bas coûts). Il a fortement perturbé la circulation des marchandises et des hommes à travers le globe en clouant les avions au sol de façon durable, en réduisant la circulation automobile. Le confinement interroge ainsi nos modes traditionnels de travail, de logement, d’éducation et de vivre ensemble en mettant en avant des évidences trop vite oubliées sous la pression du néolibéralisme dominant : l’importance fondamentale de certains secteurs d’activité comme la santé ou l’enseignement, l’agriculture et la distribution des denrées, les services publics.
Et puis, çà et là, on a salué le retour des animaux sauvages aux abords ou dans les grandes agglomérations, de la nature de nouveau perceptible. Aucun avion dans le ciel, moins de bruit, plus de temps pour soi et pour les autres. La crise révèle bien un avant et un après qui réveille les solidarités des uns pour les autres, sur fond de réseaux sociaux mis au service des liens interpersonnels aujourd’hui essentiels. Ainsi, la fonction publique reprend ses lettres de noblesse, sa puissance de protection dans le temps des peurs et des angoisses partagées [1]. Non sans que l’État lui-même soit interrogé sur ses manquements et ses limites.
Pourtant, ceux qui ne veulent rien changer sont vite montés au créneau. En France, la pression des lobbies se fait chaque jour de plus en plus sentir sur l’exécutif, chacun ayant de bonnes raisons de vouloir accélérer le déconfinement et le retour à la « normale ». La réouverture des écoles à partir du 11 mai témoigne de manière éclatante de la pression économique, de l’injonction à retourner dans les entreprises et devant les tableaux noirs.

Laisser vivre les utopies

Annie Ernaux.

La crise sanitaire est pourtant « un temps propice aux remises en cause », affirme Annie Ernaux. Dans une courte lettre à l’intention du président français, elle évoque « un temps pour désirer un nouveau monde » que permettrait la crise sanitaire en cours. De nombreux sondages au cœur du confinement montrent combien les priorités des Français se trouvent bouleversées par cette claustration partagée : devant la sécurité ou l’emploi et la dette, ce sont les questions environnementales et la santé qui deviennent prégnantes, comme celle du lien social…
La crise du COVID-19, au cœur de la modernité, nous impose de repenser notre rapport au monde et d’imaginer une décroissance technologique, ou plutôt une meilleure adéquation entre les technologies, nos modes de vie, nos aspirations politiques et notre environnement. Jamais peut-être depuis plus de soixante-dix ans nous n’avons eu une opportunité si grande de faire des utopies d’hier les nouveaux contrats sociaux et politiques de demain. Si la France s’est souvent présentée par le passé – de plus en plus lointain – comme un pays soucieux du progrès de l’humanité, l’exécutif a sans doute aujourd’hui la possibilité d’infléchir notre avenir, dans le cadre national mais aussi européen.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la Résistance (CNR) avait imaginé la reconstruction du pays sur des bases nouvelles, s’appuyant sur les droits individuels et collectifs, sur le droit du travail et du repos, sur l’égalité effective, proposant la création de la Sécurité sociale. Cet exemple, adapté au monde de 2020, pourrait être une voie à suivre pour un nouveau contrat politique et social. Il est nécessaire de réorienter nos modes de vie, dans des directions aujourd’hui attendues par la population, et des domaines plébiscités par notre société : les services de proximité, l’agriculture raisonnée, l’aménagement du cadre de vie, le transport vert, l’éducation…

Vers un aggiornamento scolaire ?

Le confinement a mis en lumière des formes nouvelles et utiles d’apprentissage. Depuis le 11 mai, une partie des élèves et de leurs enseignants sont revenus en classes selon un protocole sanitaire strict : quinze élèves maximum par salle, aménagement des temps et des espaces scolaires, renforts dans l’encadrement des élèves les plus décrocheurs.
Si ces orientations contraintes par la crise sanitaire semblent possibles, n’est-ce pas le moment de proposer une autre organisation pour l’ensemble du système éducatif : ses orientations générales, son fonctionnement, ses attendus pédagogiques ? N’est-ce pas le moment de promouvoir, par exemple, ce socle commun de connaissances, de compétences et de culture si difficile à installer, de soutenir une pédagogie fondée aussi sur des compétences pluridisciplinaires dont on sait qu’elles permettent à de nombreux élèves de se réaliser pleinement à travers des projets qui font sens, qui les font réfléchir, créer, découvrir ? N’est-ce pas le moment d’imaginer d’autres rythmes scolaires en demi-journées, en groupes à géométrie variable ? Penser par projets et par grands thèmes structurants des apprentissages modernisés hors des seuls sacro-saints temps disciplinaires ?
Nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer : ce serait alors toute la matrice qu’il faudrait revoir, de la formation des enseignants à la mise en œuvre dans les établissements scolaires. L’enseignement à distance a été pour cela un formidable laboratoire – avec d’évidentes limites – pour penser d’autres formes d’apprentissages qui sortent du strict triptyque : disciplines, connaissances, évaluation formative. L’approche suivie aujourd’hui par « l’école de la IIe ou IIIe République » ne convient plus.
Gabriel Bierer, dans un article récent de l’École des lettres, propose de profiter du déconfinement pour ouvrir grand l’École au monde, notamment à l’école primaire : sortir des classes, regarder, observer, fabriquer, faire écrire aussi aux personnes les plus fragiles, jouer à donner le goût d’apprendre. Bref, participer à la solidarité inscrite dans notre devise politique. La réouverture des écoles maternelles et primaires au Danemark offre un riche terrain d’explorations innovantes sur ces points [2].

© Usbek & Rica.

Et pour les plus grands : collégiens et lycéens ?

Les équipes pourraient travailler à mettre en œuvre des projets de lecture, d’écriture, organiser avec les élèves des collectes pour les soignants ou les victimes de la pandémie et des temps d’hommage idoines dont ils seraient les acteurs. Plus largement, il serait pertinent de promouvoir la pédagogie par projets, orientée vers des champs de connaissances et d’apprentissages indispensables : l’écologie (pourquoi ne pas généraliser les jardins scolaires ?), le numérique, l’éducation à l’image et à l’information, la santé (étudier les pandémies), le droit, la connaissance du monde d’aujourd’hui trop vite abordée dans toutes ses dimensions (enseigner un nouveau regard sur l’Afrique par exemple), mais également le patrimoine (littérature, architecture, etc.).
Bien loin de sacrifier les connaissances et le triptyque lire-écrire-compter, il s’agirait de les mettre au service de projets à fortes valeurs ajoutées en compétences qui donnent sens à la construction des femmes et des hommes de demain. N’est-ce pas là un moyen de donner le goût d’apprendre à l’ensemble des élèves, évaluer réellement parce que différemment ? La question douloureuse des décrocheurs scolaires, posée avec acuité durant le confinement, trouverait sans doute là une première réponse positive.

Libérer la parole

Le retour dans les classes en septembre doit mettre en valeur et de manière pragmatique les offres pédagogiques qui fonctionnent parce qu’elles créent du sens, ouvrent des horizons et cristallisent du vivre-ensemble, surtout. Cette rentrée inédite pourrait être l’occasion de réunions à l’échelle des établissements, des départements et des académies. Celles-ci pourraient faire un état des lieux du confinement et de la « continuité pédagogique », de ce qu’elle a mis en lumière comme expériences, pratiques vertueuses et limites.
Ces temps de parole pourraient déboucher sur des propositions concrètes venues du terrain autour de l’organisation des établissements scolaires, des programmes, de la formation des enseignants. Elles dessineraient les bases de futurs états généraux de l’Éducation afin de formaliser de nouvelles pratiques scolaires. Si la crise ouvre un nouveau XXIe siècle, elle doit pouvoir aboutir à penser une école du XXIe siècle accordant à tous ses élèves une place plus harmonieuse qu’aujourd’hui.

*

Lisons et relisons aussi celles et ceux qui pensent depuis des années déjà un monde nouveau en éloignant le spectre de 1984, du Meilleur des mondes ou de La Servante écarlate ! Il nous semble qu’un nouvel humanisme est possible aujourd’hui. La fenêtre est étroite mais bien réelle dans cette incertitude du lendemain qui semble s’imposer. Loin de devoir nous renvoyer à un avant qui ne sera plus, elle peut nous pousser au changement.

« La valeur de l’incertitude dans les processus de connaissances doit être assumée elle aussi. L’âge qui s’ouvre n’est pas un temps de régression, elle est au contraire source de progrès. La reconnaissance de l’incertitude redonne une force à la pensée critique, à la philosophie libérée de son conformisme comme Albert Camus s’y était employé en son temps. Et c’est précisément dans des œuvres littéraires comme les siennes qu’on découvre que l’incertitude, loin d’être un aveu de faiblesse, est une force mesurée. Elle apporte l’intelligence qui manque à la raison triomphante »,

écrit l’historien Vincent Duclert [3]. Nous sommes ici confrontés à une crise qui ouvre cependant de si beaux possibles…

Alexandre Lafon

[1] Vincent Duclert, « L’âge de l’incertitude et des solidarités. Réflexions d’un historien sur la situation présente », Fondation Jean Jaurès, 18 avril 2020.
[2] Le Danemark, laboratoire de l’école à l’heure du déconfinement.
[3] Vincent Duclert, « L’âge de l’incertitude et des solidarités », op. cit.
 

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Alexandre Lafon
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