Bac de français 2025
Corrigé du commentaire

Proposition d’analyse et d’interprétation : le premier chapitre du roman L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, paru en 1854, inscrit au seuil du texte romanesque la description d’un lieu désertique et hostile à la lisière du surnaturel : la lande de Lessay.

Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)

Barbey d’Aurevilly, auteur du XIXe siècle, a ancré la plupart de ses récits dans sa Normandie natale, trouvant dans l’atmosphère sauvage des vastes étendues de sable et de lande, un cadre propice à la peinture de la violence des passions humaines. 

Le premier chapitre de son roman L’Ensorcelée, paru en 1854, inscrit au seuil du texte romanesque la description topographique d’un lieu désertique et hostile : la lande de Lessay. Cette terre inculte, redoutée des gens du pays, est l’objet de croyances populaires variées, allant de la menace rationnelle aux superstitions fantastiques. À travers un passage descriptif gouverné par la présence d’une voix narratoriale qui entraîne le lecteur à la découverte d’un lieu inquiétant, le récit transforme peu à peu le cadre réaliste en un espace reconstitué par la légende. 

Ainsi, on se demandera comment, en faisant de la lande le socle du roman, le romancier redouble l’attente narrative créée par le titre du récit, L’Ensorcelée.

A. La description d’un lieu hostile

Le passage, extrait du chapitre I, appartient à l’incipit, lieu stratégique où se construit l’univers fictionnel, où s’engage l’action et où s’attache (ou non) le lecteur. Il s’agit d’informer et de séduire le lecteur, ce que le texte propose à partir de la mise en place d’un univers diégétique (qui relève de la narration) vraisemblable mais qui semble travaillé par des forces obscures et menaçantes.

I. La création d’un univers diégétique vraisemblable

a) Localisation précise du lieu :

  • Présence de noms propres de lieux réels comme « Coutances », « Saint-Sauveur-Le-Vicomte » ;
  • multiplication des groupes nominaux étendus : « ce désert normand », « cette bourgade jolie », « la route départementale ».
  • Adjonction de groupes prépositionnels compléments du nom : « le littoral de la presqu’île » qui permettent la référence à un contexte géographique précis, identifiable par le lecteur.

b) Opération d’aspectualisation (le texte donne les propriétés du lieu et certaines de ses composantes) : 

  • La lande est décrite par une énumération d’abord négative : ni arbres, ni maisons… », suivie d’une restriction positive « celle du passant ». Cet antéisagoge (opposition des deux modalités) met en valeur la dimension désertique et désertée du lieu que la personnification « déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée » rend encore plus menaçante.
  • Ce lieu fait également l’objet d’une double spatialisation : purement topographique « placé entre la Haie-du Puits et Coutance », et plus subjective « l’étendue, devant et autour de soi ».
  • Sa taille est évaluée à l’aide de deux échelles : l’une mathématique, grâce au déterminant cardinal « la lande avait sept lieues de tour », et l’autre plus incarnée puisque c’est le temps qu’un homme à cheval met pour la traverser qui en donne approximativement la longueur.
  • Sa végétation correspond à celle d’une lande normande : les expressions négatives « ni arbres… ni haies » et les intensifs « l’étendue … si considérable et si claire » rendent compte de l’aridité du sol.

II. Lieu marqué par l’hostilité

  • Vide d’humains : la dimension désertique parcourt l’ensemble de l’extrait à travers l’isotopie du vide « ce désert normand », « grandeur de solitude » « un si vaste silence » et l’opposition entre des groupes au pluriel marqués de la négation « ni traces d’homme » et des groupes au singulier « que celles du passant ».
  • Rudesse du milieu : difficulté d’accès, quelles que soient les conditions météorologiques mises en avant dans le parallélisme : « dans la poussière, s’il faisait sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu ».
  • Caractéristiques topographiques qui le rendent dangereux : isolé : « route départementale… n’étaient pas de ce côté » ; et découvert : « on pouvait voir venir de très loin… ».

III. Qu’un narrateur omniscient fait découvrir à un narrataire anonyme

  • Narrateur extradiégétique (extérieur à la narration) mais omniscient : le narrateur exhibe sa connaissance du lieu par la précision de ses indications mais également par l’usage récurrent du pronom « on » qui semble l’inclure dans la collectivité romanesque tout en maintenant une indétermination : « on ne rencontrait », « on parlait ».
  • Modalisation fréquente de la narration qui ôte à ce narrateur la pseudo-transparence des narrateurs réalistes : « ce qui est certain », « il est vrai », et instaure une adresse implicite au narrataire convié à s’engager dans le texte. 

La description donne un socle réaliste au roman mais engage dès l’incipit une atmosphère menaçante qui semble receler de nombreux dangers pour le personnel romanesque.

B. Un lieu que la croyance populaire rend légendaire

La dimension réaliste est bousculée tout au long du texte par les rumeurs dont la lande est l’objet et que le narrateur rapporte tout en marquant une certaine distance avec ces croyances.

I. Une narration polyphonique

  • Le discours narratif est perméable aux énoncés doxiques (qui relèvent de la doxa, des croyances) qui émaillent l’ensemble du texte : signalés par l’incise « disait-on », les verbes de paroles « on parlait », le discours narrativisé, « on citait longtemps comme des téméraires », et les préjugés populaires, tissent autour du lieu une légende qui prend le pas sur la réalité géographique de l’espace décrit.
  • Le recours à un discours testimonial (de témoin) : loin de se contredire, ces deux instances discursives, le narrateur et les « gens du coin », se lient l’une à l’autre. Le narrateur devient le garant de ces superstitions qu’il accrédite parfois : « Il aurait été difficile de choisir une place plus commode », dont il se fait le médiateur : « si l’on en croyait les récits des charretiers » et sur lesquelles il garde toujours une position surplombante. 
  • Qui tisse la légende du lieu.
  • Des récits rétrospectifs troublants : enchâssement de plusieurs micro-récits rétrospectifs qui rendent tous compte de la dangerosité du lieu :
  • Allusion à des « téméraires » qui se sont aventurés seuls dans la lande : l’usage du plus-que-parfait « avaient passé » souligne le fait que ces actes de bravoure ne sont pas contemporains à la narration.
  • Mention « d’assassinat qui s’y étaient commis à d’autres époques » : le plus-que-parfait est renforcé par le complément circonstanciel de temps « à d’autres époques ».

Le temps diégétique s’ancre dans une histoire prédiégétique dont le narrateur tient à informer le lecteur.

  • Mais ces récits sont un peu édulcorés par une rhétorique de l’incertain : « on » « vaguement » et la construction pronominale passive : « des assassinats s’y étaient commis ».

La violence humaine cède la place à des :

  • Superstitions qui ouvrent le récit réaliste à une dimension fantastique : la polyphonie permet de faire entendre « les récits des charretiers » , la lande serait un lieu fréquenté par les spectres. 
  • Ces superstitions ne sont évoquées que par périphrase : « singulières apparitions » ou grâce à un passage en italique « dans le langage du pays, il y revenait ». La connotation autonymique signale la citation et en même temps la distance prise par le narrateur avec ces croyances.
  • Mais leur puissance émotionnelle est rappelée à plusieurs reprises par des adjectifs négatifs hyperboliques : « c’était un passage redoutable », « la terrible lande », « le côté sinistre et menaçant de la lande ».

La description ouvre le texte à une dimension fantastique portée par les récits et croyances  populaires te fait écho au titre L’Ensorcelée. La trame fantastique devient un possible narratif au seuil du roman.

C. Le réel possède une profondeur surnaturelle que la narration restitue

Barbey d’Aurevilly est un écrivain que l’on peut qualifier d’anti-moderne. Parmi plusieurs postulations fondamentales, celle qui nous intéresse le plus ici est la défense du mystère. Certain que le réel ne peut être réduit à la condition physique des choses, l’auteur tend à montrer les prolongements surnaturels que notre monde recèle. Cet incipit engage cette vision de notre condition.

I. Une modernité décevante

· – Un recul de la bravoure : 

  • sous une description apparemment objective, le narrateur laisse transparaître son relatif mépris des hommes de son temps : l’allusion à la bravoure de « Du Guesclin » lors de l’attaque des Anglais ou la témérité des voyageurs solitaires du passé contrastent avec les petits arrangements des hommes de ce siècle : «  on s’associait à plusieurs pour passer la terrible lande ».
  • brève hypotypose burlesque du « vigoureux gaillard » qui tremble à l’idée des « apparitions ».

– Un portrait sans concession, le portrait des charretiers : ces hommes du peuple n’ont pas le courage des héros aristocratiques. Leur physique solide, « populations musculaires », ne peut les prémunir contre les vapeurs de leur imagination. La forme sentencieuse : « l’imagination continuera… », signale l’ironie du narrateur qui met en lumière la faiblesse de l’homme post-révolutionnaire ayant perdu l’accès à la transcendance au profit de la superstition.

  • Terreau d’une littérature indicielle

La dimension horrifique du passage dans lequel un lieu devient complice d’une humanité violente, comme l’exacerbe la métaphore hyperbolique : «  un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dans son sein », engage une nouvelle vitalité de la littérature réaliste dont s’empare Barbey d’Aurevilly et offre la possibilité, à travers un récit au cadre réaliste, d’explorer des passions humaines exacerbées, comme l’  « ensorcellement » que va vivre l’héroïne.

La fonction mimétique de la description cède la place à une narration indicielle : celle qui sème les indices d’un autre sens à distiller pour la littérature et d’un autre sens à percevoir pour le lecteur. Autre niveau de lecture de la maxime «  l’imagination continuera… », le texte est un plaidoyer pour la force imageante du roman et donc instaure une connivence avec le lecteur invité à poursuivre sa lecture par-delà cet incipit, en étant conscient que sous chaque fait raconté se dévoile un peu du mystère du monde réel. 

Sous l’apparence d’une description topographique traditionnelle et propre au réalisme, l’auteur propose en fait une entrée originale dans un récit dont on perçoit la dimension surnaturelle dès le titre. Soucieux d’instaurer avec son lecteur un pacte de lecture ferme, le discours du narrateur opère un décrochage subtil au cours duquel le cadre réaliste se transforme en lieu légendaire voire surnaturel. Ne reste plus qu’à attendre l’entrée des personnages qui vont animer ce théâtre « des singulières apparitions » propres à ensorceler.

M. L. D.

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