
Black Box Diaries de Shiori Itō : journal de la pionnière du #MeToo au Japon
Ce documentaire saisissant de la journaliste et réalisatrice Shiori Ito, qui a dénoncé son viol par un patron de télévision, illustre l’émergence du combat contre les violences faites aux femmes au Japon. Il écorne ainsi l’image moderne du pays et dévoile une figure de courage.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres et cinéma (Seine-Saint-Denis)
Ce documentaire saisissant de la journaliste et réalisatrice Shiori Ito, qui a dénoncé son viol par un patron de télévision, illustre l’émergence du combat contre les violences faites aux femmes au Japon. Il écorne l’image moderne de ce pays et révèle une figure de courage.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres et cinéma (Seine-Saint-Denis)
Printemps 2017. Les sakuras sont en fleurs et Shiori Itō donne sa première conférence de presse. À visage découvert, la jeune journaliste japonaise accuse publiquement Noriyuki Yamaguchi, chef de bureau de la grande chaîne de télévision TBS à Washington, de l’avoir droguée puis violée au cours d’un dîner professionnel. La posture est digne, la réception l’est moins. L’opinion publique ne retiendra que la chemise trop décolletée de la jeune femme. Ce qui oppose son courage à la lâcheté d’une société japonaise pas encore décidée à destituer ses patrons et le système patriarcal.
Dans son enquête documentaire Black Box Diaries, Shiori Itō retrace son combat interminable contre un puissant pour faire reconnaître judiciairement son viol. Noriyuki Yamaguchi est un proche du Premier ministre de l’époque, Shinzō Abe. Un coup de téléphone de celui-ci annule la procédure démarrée contre lui et l’affaire est transférée directement au directeur de la police criminelle de la capitale, qui est également un proche du premier ministre.
Shiori Itō encaisse une série de défaites avec toute la résilience possible. Dans son récit filmique, les appels téléphoniques sont des éléments de narration implacables. Dans un contexte de haute bureaucratie où dissimulations et simulacres sont rois, les discours administratifs à la rhétorique si creuse font frémir et les voix pèsent plus lourd encore plus que les images. Témoin : la vidéo de surveillance où l’on distingue très nettement la jeune femme se faire trainer par Noriyuki Yamaguchi qui l’empêche de s’enfuir, ne semble pas être une preuve suffisante.
Une séquence bouleversante montre un échange téléphonique décisif avec portier de l’hôtel dans lequel s’est produite l’agression. Son témoignage résonne à toute puissance à un moment où la journaliste est épiée, surveillée, et peine à assurer sa sécurité et celle de ses proches qui la dissuadent de porter l’affaire publiquement. Le documentaire permet de prendre toute la mesure de la situation d’un pays encore mutique face aux violences sexistes et sexuelles (VSS).
Le film s’ouvre et se termine avec le même motif clé : la traversée d’un tunnel. L’obscurité laisse place à la lumière qui jaillit de l’échappée. L’une des habiletés de la réalisatrice est d’avoir conféré à son documentaire le souffle d’une chronique. C’est le « Diaries » qui s’ajoute au titre de l’ouvrage qu’elle a écrit que et que le film adapte. « On appelle boîte noire un système dont le fonctionnement interne, ou la vie intérieure, est inconnue ou difficilement compréhensible. Le Japon est un pays de boîtes noires et j’ai découvert ce qui se passe dans cette société lorsqu’on commence à les ouvrir. Dans le film, il ne s’agit pas de la poursuite pénale de mon agresseur ou de la politique de la gauche ou de la droite. Il s’agit plutôt de l’histoire de mon expérience d’une femme – ma boîte noire, ouverte. » Son récit personnel est indubitablement lié au récit collectif.
Le pays du Soleil Lent
Shiori Ito est connue pour être l’une des pionnières du mouvement #MeToo, rebaptisé #WeToo au Japon. Une manière de confirmer l’inscription de son histoire traumatique dans l’histoire collective des femmes. Dans Black Box Diaries,quelques séquences d’interventions publiques devant une audience quasi exclusivement féminine laissent entrevoir une lueur d’espoir. Cependant, la documentariste rappelle que les femmes sont aussi ses détractrices. La sororité semble plus internationale que nationale malgré les soutiens manifestes de quelques figures féminines japonaises.
Shiori Ito n’en accable pas les détractrices pour autant : elle rappelle à leur propos qu’elles ont intériorisé un sexisme structurel, quasiment ignoré dans la constitution nippone. Sur 146 pays, le Japon est classé 118e du classement du Forum économique mondial sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Pourtant, le Japon est souvent considéré pour son modèle sécuritaire. Pourtant, les femmes enceintes y subissent une forme de harcèlement spécifique : le harcèlement maternel. Dernièrement, une élue a subi de multiples menaces de mort sous prétexte qu’elle avait osé aborder l’éventualité d’une mise à disposition de « protections périodiques dans les bâtiments publics ».
Cependant, l’omerta générale commence à se fissurer : des mesures sont prises contre le harcèlement sexuel dans les transports publics. Dans le domaine de l’audiovisuel, terreau stratégique de la culture du viol, une enquête pointe les violences sexistes qui règnent dans la chaîne Fuji TV et les comportements de quelques figures populaires comme le doubleur Toru Furuya ou l’humoriste Hitoshi Matsumoto sont dénoncés.
Malgré ses multiples récompenses et nominations, Black Box Diaries n’a pas trouvé de distributeur au Japon. Shiori Ito, qui ne se sent pas en mesure d’y vivre sereinement, s’est exilée à Londres. Pour l’heure, elle a gagné son procès civil mais pas encore la procédure pénale. L’amertume engendrée renforce l’effet tunnel du film.
Journal documentaire courageux dans un pays qui cultive l’omerta, Black Box Diaries renverse l’image du « Cool Japan », pour révéler les ravages du patriarcat et le sexisme asphyxiant les japonaises. Le film est aussi la chronique d’un féminisme émergeant au Japon.
I.H.
Black Box Diaries, documentaire japonais de Shiori Itō (1h42). En salles.
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