Brassaï, homme de lettres

Exposition "Brassaï, pour l'amour de Paris"Ce titre, appliqué à l’un des plus grands photographes du XXe siècle, peut surprendre. Pourtant l’œuvre de Gyula Halasz, dit Brassaï, à qui l’Hôtel de ville de Paris consacre une rétrospective jusqu’au 8 mars 2014, montre combien le cheminement photographique de cet amoureux de Paris est indissociable de son œuvre écrite et de sa passion pour la littérature.
La bibliographie de Brassaï est forte d’une vingtaine de livres. Des ouvrages purement photographiques, certes, mais aussi des livres comme Henry Miller grandeur nature, Conversations avec Picasso, Histoire de Marie, Paroles en l’Air ou Marcel Proust sous l’emprise de la photographie. Une œuvre d’écrivain.

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L’œil écoute

Paris de nuit, le premier ouvrage de Brassaï (1932), ne mérite pas d’être qualifié de littéraire seulement parce que Paul Morand en a écrit le texte – la fréquentation des écrivains ne fait pas de vous un écrivain – mais parce que cet ouvrage fondateur raconte une histoire dans laquelle les images se suffisent à elle-mêmes.

Brassaï, Paul Morand, "Paris de nuit", 1932
Brassaï, Paul Morand, “Paris de nuit”, 1932

C’est véritablement un livre photo-graphique. Écrit avec l’objectif. Avec la lumière. Et les ombres. « Jamais, jusqu’alors, un photographe n’avait eu l’audace d’inscrire le jeu de l’obscurité, de l’ombre, de la pénombre et a contrario des éclats de lumière au cœur de son œuvre », écrit dans le catalogue  Agnès de Gouvion Saint-Cyr, commissaire de l’exposition Brassaï, pour l’amour de Paris.
Chez Brassaï, l’œil écoute. « J’ai écrit les textes de Paroles en l’air, explique-t-il en préface à ce livre paru en 1977, dans l’esprit de mes photographies, l’œil ayant cédé sa place à l’oreille. Il ne s’agissait plus de camper des images, mais des personnages dans leurs propres éclairages : sans commentaire aucun, sans explication, sans analyse psychologique, sans dépeindre leurs cadres, leur aspect extérieur, sans indications scéniques… » Cela vaut manifeste.

 

Un hasard… objectif

Gyula Halasz aborde la photographie presque par hasard, peu après son arrivée à Paris. Entre les années 20 et 40 la ville est un audacieux laboratoire de recherche formelle ainsi que le rassemblement mondial des plus grands artistes du genre. D’Allemagne arrivent Germaine Krull, Erwin Blumenfeld, Gisèle Freund, de Russie George Hoyningen-Huene, de Belgique Raoul Ubac, des États-Unis Man Ray et Berenice Abbott, de Hongrie André Kertész et François Kollar.
Né en 1899 à Brasso (Transylvanie), il choisit son pseudonyme, Brassaï, en hommage à sa ville natale qui deviendra roumaine après la guerre de 1914-1918 et l’éclatement de l’empire austro-hongrois. Il étudie aux Beaux-Arts de Budapest puis à Berlin où il fréquente Oskar Kokoschka, László Moholy-Nagy, Edgard Varese, Vassily Kandinsky… mais Berlin est une étape. Il rêve de retrouver Paris qui le hante depuis sa petite enfance. Une réminiscence littéraire, proustienne.
Il a trois ans quand il y séjourne la première fois, son père enseigne alors pour une année à la Sorbonne. La ville qu’il retrouve en janvier 1924 n’a plus rien à voir avec ce Paris qu’il a connu, qui le marquera à jamais, qui le hante et qu’il poursuit.
 

Devenir Brassaï

À son arrivée, Gyula s’installe à Montparnasse. Il devient correspondant pour la presse hongroise et allemande. Il publie des articles, dessine (un genre dans lequel il excelle, tout comme il excellera dans la sculpture, l’affiche, la tapisserie et même le cinéma). Il se liera avec Henri Michaux, Léon Paul Fargue et Jacques Prévert. C’est son aîné de cinq ans, André Kertész, qui le révèle à la photographie. Ils se rencontrent en 1926. Gyula est un marcheur infatigable. Il aime flâner dans la ville, dans ses marges, à la manière de son contemporain Henry Miller, son « autre lui-même », comme le qualifie Agnès de Gouvion Saint-Cyr dans le catalogue de l’exposition Brassaï, pour l’amour de Paris.
Il accompagne Kertész dans ses déambulations. Plus tard il fera même œuvre d’ethnologue en répertoriant et en classant les innombrables graffiti gravés sur les murs. Encore l’écriture. C’est en écoutant son ami parler de la photographie que Gyula Halász devient Brassaï, lui qui, selon un de ses biographes, l’avait jusqu’à présent « méprisée » et « tenue pour une activité mineure, une sorte d’artisanat » (Serge Sanchez, Brassaï, Le Promeneur de nuit, Grasset, 2010).
Dès lors il n’a de cesse de capter et de restituer tout le mystère de la ville. Tout l’invisible, l’indicible. Les surréalistes ne s’y trompent pas. « C’est dans ces espaces labyrinthiques célébrés par André Breton que Brassaï côtoie “ces vrais noctambules, ceux qui appartiennent au monde du plaisir, de l’amour, du vice, du crime et de la drogue […] ceux qui expérimentent les puissances mystérieuses, les pratiques occultes et les égarements de la raison” » (catalogue de l’exposition La Ville magique, Musée d’art moderne de Lille, 2012).

Un poète de l’image

Dans la préface de Paroles en l’air il convoque simplement, sans pédanterie, Proust, Joyce, Diderot et Max Jacob. Et il cite Jean Duvignaud : « La banale restitution est une mystification qu’il faut rigoureusement dénoncer. En fait, la réalité ne prend son sens que si l’on trouve un langage pour l’exprimer. » Et Brassaï de commenter : « Et, comme la justesse d’une traduction n’est jamais le mot à mot mais la trouvaille d’équivalents, la re-création exige un don d’écrivain ou de poète. »
Miller n’est pas le seul écrivain qu’il faille évoquer lorsqu’on parle de Brassai, homme de lettres qui  écrivait avec des images. Si cette formule minimise exagérément son considérable apport à la photographie, il n’en  reste pas moins que Brassai, frère en ceci de Modiano, qu’il a brièvement connu, a su dire en images ce que peu d’écrivains ont su dire avec des mots.

Olivier Bailly

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Entretien avec Brassaï, INA, 5 mai 1954• Brassaï, pour l’amour de Paris. Exposition dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, jusqu’au 8 mars 2014. Commissaire Agnès de Gouvion Saint-Cyr, catalogue édité par Flammarion. 
Vidéo : Entretien avec Brassaï, INA, 5 mai 1954.
• Vidéo : Rencontre avec Brassaï, INA.
• Audio : Radioscopie, Brassaï et Jacques Chancel.
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Olivier Bailly
Olivier Bailly

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