Ce que la pauvreté fait aux élèves

Comment sortir de la seule reproduction des élites ? Ancien numéro deux de l’Éducation nationale, Jean-Paul Delahaye était invité par la Ligue de l’enseignement 64 à Pau, le 9 février, pour une conférence autour de son livre au titre provocateur : L’école n’est pas faite pour les pauvres.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Comment sortir de la seule reproduction des élites ? Ancien numéro deux de l’Éducation nationale, Jean-Paul Delahaye était invité par la Ligue de l’enseignement 64 à Pau, le 9 février, pour une conférence autour de son livre au titre provocateur : L’école n’est pas faite pour les pauvres.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Ce 9 février à Pau, l’évènement en public se voulait doublement authentique. D’abord pour avoir lieu dans le collège Pierre-Emmanuel, reconstruit au beau milieu d’un « ghetto scolaire ». Ensuite, en raison du parcours de Jean-Paul Delahaye, transfuge de classe exemplaire, puisqu’enfant pauvre devenu haut fonctionnaire. L’inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale et vice-président de la Ligue de l’éducation, qui l’invitait dans sa section locale, a développé un propos à la fois rigoureux et singulièrement incarné.

Nécessité d’ouvrir les yeux

Jean-Paul Delahaye connaît intimement le rapport entre pauvreté et réussite scolaire. Quand il a remis, en 2015, son « Rapport sur la grande pauvreté et la réussite scolaire »1 à la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, ce n’est pas simplement le haut fonctionnaire qui s’y était impliqué, mais aussi le fils d’une femme de ménage en zone rurale, en Picardie, qui a élevé seule ses cinq enfants. Il a donc appuyé sa conférence sur ce rapport, et également sur son témoignage, paru sous le titre Exception consolante2 : la pauvreté et l’école, c’est « l’histoire de sa vie ». Enfin, sur l’essai qu’il vient de publier pour peser dans la campagne présidentielle 2022 : L’école n’est pas faite pour les pauvres3.

« Historique, l’école n’a pas été organisée pour faire réussir tous les enfants mais pour trier et sélectionner les meilleurs. Comme par hasard, les meilleurs sont souvent issus des classes moyennes et des classes supérieures et favorisées. Ce livre est un plaidoyer pour une école républicaine et fraternelle. »

Un élève sur cinq est pauvre

Neuf millions de personnes vivent avec moins de mille euros par mois en France, a rappelé l’ancien numéro deux du ministère dirigé par Vincent Peillon (2012-2014). Il a concédé qu’il était, dans ce pays, « moins difficile d’être pauvre qu’ailleurs », du fait de conquêtes sociales « arrachées » au sortir de la Seconde Guerre mondiale par le Conseil national de la Résistance. Mais l’école française compte néanmoins trois millions d’élèves pauvres, soit un sur cinq par classe en moyenne, et un sur dix dans la grande pauvreté, a-t-il alerté. Cette proportion connaît une sensible progression depuis le début de la crise sanitaire, d’après l’Observatoire des inégalités.

Dans quelle mesure, l’état de « privation » freine-t-il la réussite scolaire ? Imagine-t-on les obstacles qui se dressent devant un élève qui souffre de malnutrition et du mal-logement, de ne pas avoir accès aux soins (« 40 % des caries dentaires ne sont pas soignées ») ou de ne pas être « bien » habillé ?

« Des élèves ont d’énormes difficultés à faire vivre chez eux ce qu’ils apprennent dans la journée à l’école ».

Jean-Paul Delahaye a expliqué avoir eu la chance de récupérer les vêtements du fils de l’instituteur de son village et d’avoir été « sauvé » par le lycée bourgeois où, interne, il a enfin pu bénéficier d’un espace pour travailler et récupérer.

« Un chef cuisinier d’un restaurant scolaire m’a expliqué que le lundi midi il chargeait certaines assiettes parce qu’il savait que le week-end n’avait pas été facile dans certaines familles, et je ferme les yeux quand ils mettent plein de pain dans le cartable… »

Il a déploré que certains enseignants négligent la longueur de la liste de fournitures qu’ils remettent aux familles. Sur les sorties scolaires, il a confié avoir vu partir la plupart des élèves « parfaire leur anglais » en Angleterre, sauf celles et ceux dont les familles ne pouvaient pas payer. Ils n’avaient même pas été informés.

« On n’imagine pas l’humiliation que c’est pour un adolescent de ne pas avoir pu participer à une sortie scolaire parce que ses parents n’ont pas pu payer. »

Il a fait valoir qu’aujourd’hui, les établissements déployaient des « trésors d’imagination » pour que ça coûte le moins cher possible. « Et beaucoup renoncent à faire des sorties ». Pour l’accès aux soins : « Quand on a peu d’argent pour mettre de l’essence dans la voiture, en zone rurale, on se déplace moins chez le médecin. D’où le nom des ‘‘ sans dents’’. Oui, les pauvres ont du mal à soigner leurs dents. » Sa première consultation chez le dentiste, c’était à l’âge de vingt ans, après avoir reçu sa première paye d’élève professeur.

« Or, toutes ces difficultés pour beaucoup sont cumulatives. D’où la difficulté à rentrer dans les apprentissages. »

Une révolution nécessaire des mentalités

Jean-Paul Delahaye a entrepris de tordre le cou aux « constats déclinistes » selon lesquels l’école accroît les inégalités sociales : « Notre école a fait des miracles, elle a ‘‘ fait le travail’’, elle n’a pas à rougir, et ça n’était pas mieux avant. »

En effet, l’accroissement du nombre de bacheliers montre une plus grande proportion d’enfants pauvres diplômés que dans les années 1970. « Pour une fois, il y a eu une continuité des politiques de lutte contre le décrochage scolaire quelles que soient les alternances politiques. » Sauf que les 10 % d’élèves sans diplômes aujourd’hui sont plus en difficulté que les 40 % de 1978 du fait de la déconstruction du tissu industriel et économique.

Il a évoqué Jean Jaurès (1906) : « Quiconque ne rattache pas le problème de l’éducation à l’ensemble du problème social se condamne à des efforts ou à des rêves stériles. »

À en croire les résultats aux tests Pisa 2018, le bilan des élèves français apparaît globalement « moyen ». Excepté pour 50 % d’entre eux, élèves de seconde générale qui sont parmi les meilleurs du monde. Mais les autres 50 % ? « On est le pays du grand écart, le pays de l’OCDE dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur le destin scolaire », a lâché Jean-Paul Delahaye qui en déduit que la plus grande urgence serait de trouver comment mieux faire réussir les enfants défavorisés.

Il existe aussi, a-t-il observé, une fracture de compétences entre les élèves du « général » et ceux du « technique ». Or, c’est bien cette fracture qui produit le décrochage français par rapport à certains de ses homologues européens. « 75 % des enfants d’ingénieurs et de cadres sont dans la filière générale alors que 70 % des enfants d’ouvriers sont dans la filière techno ou professionnelle », a souligné Jean-Paul Delahaye.

D’où la nécessité, selon lui, de compenser la corrélation entre réussite scolaire et origine sociale. Cela suppose, en premier lieu, de porter un regard lucide sur l’effort économique que réalise le pays par rapport à son éducation. Compte tenu de l’accroissement des richesses, il faudrait en finir avec l’idée selon laquelle l’école coûterait trop cher. Le budget de l’Éducation nationale décroît – et avec lui le salaire des enseignants – par rapport à l’augmentation du PIB, souligne Jean-Paul Delahaye.

De son point de vue, déployer une politique éducative volontariste suppose une approche « révolutionnaire » : en premier lieu, il faudrait investir davantage dans l’école primaire et moins dans le lycée, sur le modèle des autres pays « performants » de l’OCDE. En second lieu, il faudrait faire plus pour ceux qui en ont le moins. Ceci passerait par exemple par l’augmentation des bourses d’études, actuellement d’un montant de 459 euros par an. La numérisation ayant, par ailleurs, fait exploser le taux de non-recours.

Troisièmement, il conviendrait de renforcer le bien-être enseignant : soit mieux les rémunérer afin d’attirer les meilleurs au plus près des enfants qui en ont le plus besoin. Jean-Paul Delahaye a fait malicieusement remarquer qu’historiquement, en période de reprise économique, on a d’autant plus de mal à recruter des enseignants qui « gagnent mieux ailleurs ».

L’ancien cadre de l’Éducation nationale a également récusé les « stratégies ségrégatives » et les logiques sélectives insidieuses mises en œuvre au sein des établissements. À cette fin, il a passé au crible les failles de l’organisation éducative (options au collège, semaine de quatre jours) qui favorisent les élèves privilégiés. Il a estimé que l’accompagnement des élèves de classes « prépa », destinées essentiellement à l’élite bourgeoise, coûtait proportionnellement beaucoup plus cher que celui des enfants socialement défavorisés : l’accompagnement éducatif en éducation prioritaire coûterait 32 millions d’euros par an pour 1,7 élève, soit 18,8 euros par élève en 2017 ; l’accompagnement éducatif en classe préparatoire coûtait 70 millions d’euros en 2013, soit 843 euros par étudiant. Les cours particuliers dans des officines privées, cotées en Bourse et ouverts aux déductions fiscales car considérés comme de l’aide à la personne, coûteraient 300 millions d’euros d’exonérations fiscales.

« On n’est pas capable de dépenser plus de 32 millions d’euros pour les enfants de pauvres en éducation prioritaire, mais on sait trouver 300 millions d’euros d’exonérations fiscales pour celles et ceux qui peuvent aller chez Acadomia, aux cours Legendre et autres officines privées… »

« Qui sont les assistés dans ce pays ? », a lancé Jean-Paul Delahaye. « Un enfant d’ouvrier qui va en lycée professionnel coûte 30 000 euros, un enfant de cadre qui va au lycée, puis en classe préparatoire jusqu’en master, aura coûté 90 000 euros à la nation. On voit qu’une partie de la population profite d’avantage du budget de l’Éducation. » Il a conclu en faisant valoir qu’un enfant pauvre ne souffrant pas plus d’un déficit génétique qu’un fils de cadre ou d’ingénieur, il n’y avait aucune raison pour que, disposant de conditions satisfaisantes d’apprentissage, il ne puisse pas réussir au même titre : meilleur partage du budget, principe de fraternité, confrontation aux autres, principe de mixité sociale. Avis aux candidats.

A. S.

Ressources pédagogiques

Pour voir la Conférence de Jean-Paul Delahaye à Pau, le 9 février :

(1) Rapport sur la grande pauvreté et la réussite scolaire

(2) Exception consolante – Un grain de pauvre dans la machine, Éditions du Labyrinthe, 2021.

(3) L’école n’est pas faite pour les pauvres, Éditions Le Bord de l’eau, 2022.

Antony Soron
Antony Soron