Célébration du livre à la Documenta 14, à Kassel

Martha Minují "The Parthenon of Books" © Roman Maerz, Documenta 14, Kassel
Martha Minují “The Parthenon of Books” © Roman Maerz, Documenta 14, Kassel

Du monument consacrant le livre à la redécouverte du récit tissé

La Documenta, exposition quinquennale d’art contemporain dépasse cette année les limites de la seule Allemagne et de la ville de Kassel pour se jumeler temporairement avec la Grèce et celle d’Athènes.
De nombreuses présentations et mises en œuvre du livre dans son rapport avec la société et la mémoire y sont abordées.

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Un panthéon pour les livres ?

L’initiative la plus spectaculaire de la Documenta  réside cette année dans le work in progress géant érigé face au musée Friedericianum, le Parthénon des livres.
Imaginez-vous un temple grec entièrement constitué de livres réalisé à l’échelle du musée qui lui fait face : fronton, colonnes, architrave répondant à l’architecture néo-classique du temple de l’art du Langrave de Hesse. Les livres sont ensachés dans les bandes plastiques qui viennent s’adapter à l’armature métallique pour se muer en colonnes.
Construit à l’initiative de Marta Minujin, artiste pop dont les œuvres constituent autant de prises de position (paiement symbolique de dettes utilisant des sosies, celui de Margaret Thatcher pour régler la crise des Malouines, olives offertes à Angela Merkel pour le paiement de la dette grecque, etc.) ce temple s’oppose presque trait pour trait aux entassements de livres dégénérés et interdits livrés aux autodafés nazis.
Livres interdits, vraiment ? Le projet initial semble débordé par l’apport des visiteurs, cadeau de volumes dont un grand nombre ne semblent pas interdits à première vue, comme ces nombreux illustrés originaires des productions Disney qu’on ne s’attendait pas à voir présents ici. Il est vrai cependant que, pendant des années, la bande dessinée nord-américaine n’était pas la bienvenue dans le bloc communiste. Si l’on songe par ailleurs à l’usage qui en était fait en Amérique du Sud comme instrument de propagande, on se dira que le concept est peut-être moins univoque qu’il n’y paraît.
On relèvera seulement que la plupart des livres ensachés sont d’origine allemande, ce qui relativise peut-être la démarche universelle tout en soulignant l’évidence de l’idée.
Le symbole est à l’image de l’époque, une mise en avant du livre doit être médiatique pour être diffusée et relayée. En écho à cette œuvre pop on relèvera la dimension plus solennelle du travail de Maria Eichorn qui expose à la Neuegalerie une bibliothèque constituée de livres confisqués à des familles juives et achetés pendant la guerre par la bibliothèque de Berlin.
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Une exposition pour établir le lien entre les hommes

Ce monument, pour outrancier qu’il soit, ne nous fera pas oublier que le propos de la Documenta cette année, et de son curateur Adam Szymczyk, en choisissant notamment de jumeler l’espace d’exposition de Kassel avec celui d’Athènes, consiste précisément à lier monde en expansion et monde en régression, quitte à s’attirer les foudres d’une partie de la critique qui dénoncera le tourisme bobo spectateur de la crise. C’est faire peu de cas de la conscience du visiteur qui s’intéresse à l’art sincèrement et assiste ici, comme tous les cinq ans, à un état des lieux qui donne à voir tant de productions dans des domaines si variés que l’on ne peut guère les réduire à une simple manipulation.
On notera, outre l’œuvre de Marta Minujin qui sert de produit d’appel médiatique, la réalisation de nombreuses vidéos qui balisent les différents espaces d’exposition et qui tendent à devenir le langage artistique universel : simple et purement métaphorique comme celle de Regina José Galindo, dont la course éperdue devant un char (La Sombra, 18min.) marque durablement le spectateur par son évidence, ou plus complexe dans le dispositif comme pour l’œuvre monumentale de Théo Eshetu.
L’artiste né à Londres et d’origine sénégalaise développe une œuvre qui correspond assez bien à l’idée que l’on se fait d’un discours sur le monde et les différentes manières de l’appréhender. Partant de bannières récupérées à Berlin et qui vantaient les mérites d’une exposition ethnographique à base de masques de tous les continents, Théo Eshetu brouille les cartes en juxtaposant d’abord ces bannières en dépit de l’ordre logique – ce qui crée de nouveaux noms de continents – et en projetant ensuite cinq vidéos dont les images sont parfois simultanées et identiques, parfois radicalement différentes les unes des autres mais qui mêlent toujours des types humains issus de toutes les cultures, à des figures maquillées et des images extraites de tableaux connus.
La bande son, quant à elle, oscille de l’illustration sonore mise en scène et spectacle, proche parfois du clip, aux échos historiques des voix d’Anna Arendt ou de James Baldwin. De nombreuses vidéos abordent également la question anthropologique par le biais de l’art, par exemple celle de Khvay Sammang (Preah Kunlong, dans laquelle l’artiste porte des masques. Masques d’animaux dans un contexte naturel (cascades dans la jungle) et restitue à travers une chorégraphie qui tient davantage du rite que de l’ornementation amenant le spectateur à éprouver l’effroi et la fascination devant ce spectacle premier.
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La redécouverte du texte

Cette orientation favorise également la mise en œuvre des échanges interculturels à travers la reprise de pratiques comme le tissage, la tresse ; on voit de nombreux emprunts aux traditions de tapisserie mongoles ou pakistanaises dans les sections parfois les plus inattendues de l’exposition dont la réalisation phare au sein de la Dokumenta-Halle s’inscrit dans la tapisserie de 23 mètres de long réalisée par Britta Marakatt-Labba (Historja) qui propose à la fois une représentation de l’élevage des rennes et une histoire du peuple Sami ; ce domaine d’expression artistique transcende ici les racine de sa région ainsi que les limites d’un art qui revendique souvent l’excellence de la particularité, des racines et d’un savoir-faire traditionnel.
Le dialogue entre pratiques culturelles et mondes éloignés rappelle un instant l’appellation de Montaigne de « monde enfant » qu’il utilise à propos de l’Amérique. A l’occasion de l’échange artistique que représente cette manifestation il semble bien que nous soyons, au-delà du conflit et de l’incompréhension, en train de prendre la mesure de la diversité humaine telle que les anthropologues notamment comme Jean Rouch ou Philippe Descola nous l’expliquent depuis de nombreuses années maintenant. Oui la culture et l’art sont universels, non il n’est pas besoin de signifier pour se trouver posséder du sens.
La principale illustration de cet universalisme spontané se retrouve dans les nombreux espaces accordés à Abel Rodriguez qui développe un nombre infini d’aquarelles représentant divers états de la forêts amazonienne, évolution de la végétation au cours des saisons, travail naturaliste avant tout certes pour celui qui est né Gihu Nonuya dans la forêt amazonienne. S’il ne revendique aucun message dans la réalisation de ses aquarelles qui ne sont après tout que la représentation la plus exacte possible du cycle des saisons dans la forêt, elles constituent tout de même une œuvre associant savoir et représentation qui en fait le pendant de toute tentative moderne de conceptualisation.

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En proposant de multiples approches qui n’excluent jamais une forme d’art au profit ou au détriment d’une autre, cette édition de la Documenta met l’accent sur la continuité des cultures, et tandis que le livre comme objet souligne une histoire matérielle problématique, la redécouverte de ce qui fait l’essence et la simplicité du texte peut être considéré comme sa réussite la plus élémentaire et la plus forte.

Frédéric Palierne

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• Le site de la Documenta 14.

Frédéric Palierne
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