"Celui qui va vers elle ne revient pas", de Shulem Deen, prix Médicis Essai 2017

" Celui qui va vers elle ne revient pas", de Shulem Deen, prix Médicis Essai 2017De la foi à la franchise,
le chemin de Shulem Deen

Le prix Médicis Essai a été décerné cette année à Shulem Deen pour Celui qui va vers elle ne revient pas, le récit de son chemin vers l’hérésie, publié aux éditions Globe. Un long chemin de la foi à la franchise, un récit qui ne ménage certes pas sa communauté d’origine mais qui se tisse avant tout de son expérience personnelle.
Comment devient-on un apikorus, un hérétique ? C’est la question à laquelle Shulem Deen tente de répondre dans cet ouvrage aussi précis qu’émouvant. Précis et émouvant car l’auteur ne cherche ni à esquiver ses responsabilités ni à nier ses sentiments ; il n’avance pas suivant ses mouvements d’humeur mais de façon méthodique dans l’écart qu’il prend vis-à-vis de sa « vie d’avant », et il essaie également de retranscrire la douleur qu’il éprouve parfois dans la perte de cette identité initiale de trente ans.

Candide au pays des Skvers

Le chemin que suit l’auteur pour sortir de sa condition initiale passe par quatre étapes, la première décrit la vie pleine au sein de la communauté ; pas de remise en question pour cet enfant qui a fait lui-même le choix d’entrer à New Square, un village uniquement peuplé de Skvers, hassidims ultra-orthodoxes. Un village conçu sur le modèle du schtetl ukrainien dont il est la copie en terre étrangère, ici new-yorkaise.
Le vocabulaire des institutions propres à sa communauté ainsi que celui de ses études strictement tournées vers la Torah composent la toile de fond de son récit dont le fil rouge est son mariage prochain. De celui-ci il ne sait pas grand-chose avant de se retrouver devant sa future femme. Il raconte, avec humour parfois, ses désarrois d’élève qui ne parvient pas à obtenir de réponse sur l’acte sexuel et, plus traumatisant, de jeune homme qui voudrait une « vraie » rencontre avec celle qu’on lui destine par contrat. De cette fêlure initiale vient l’appel du chemin qu’il entreprend pour échapper à la pesanteur de son cadre de vie. Mais pour l’instant il ne sait pas encore jusqu’où il le mènera.
La seconde partie entre plus profondément dans le sujet en montrant comment Shulem Deen s’éloigne de cette communauté : comment il passe de la radio – « j’avais l’impression d’être un visiteur venu d’une autre époque, soudain confronté au monde moderne, fasciné par son prosaïsme même » – aux livres profanes, de ceux-ci aux magazines. Puis, même si cela ne fait pas encore l’objet d’un interdit communautaire, comment il entre en possession d’un ordinateur qui comporte la première messagerie AOL.
On assiste aux bouleversements intimes liés à l’irruption du monde extérieur et de son flux d’informations mais aussi de vie, dans la conscience du jeune narrateur. Celui-ci, déjà père de famille, est littéralement traversé par l’existence du monde extérieur. Sa femme ne le suivra pas dans cette voie malgré quelques essais pour tenter de partager quelque chose avec lui : « Et pourquoi faut-il toujours que tu t’opposes aux traditions ? Quand accepteras-tu enfin de faire comme tout le monde ? » Ce leitmotiv de leur relation révèle immédiatement au lecteur leur désaccord profond, curiosité transgressive d’un côté, obéissance assumée de l’autre.

De la communauté à la solitude

Vient alors la sortie du monde hassidique, aventures exploratoires dans un premier temps, qui peuvent confiner à l’humour juif new-yorkais comme on le connaît, quand il tente à tous prix de s’initier à la vie de la ville : « ainsi que je l’avais appris, passer une soirée dans un bar constituait l’une des institutions les plus populaires de la culture occidentale »… L’auteur comprend assez vite que l’établissement sur lequel il a jeté son dévolu est un bar gay. Mais au-delà de l’humour et du décalage qu’il induit se profile l’autre distance, celle sur laquelle se clôt cette troisième partie, le bannissement. Candide, il l’est cette fois vis-à-vis des réactions des caciques.
La suite de l’œuvre raconte comment sa femme restera pour sa part en arrière et sera en quelque sorte réabsorbée par le groupe initial. La punition, pour avoir quitté le groupe mais aussi pour avoir pensé qu’il était possible de le faire sans dommage, il la vit à travers la séparation de ses enfants. Le divorce prononcé initialement se passe de façon tout à fait positive et la manipulation puis la confiscation de ses enfants décidée par les institutions de la collectivité se révèle soudain le prix à payer pour cette liberté.
Là encore il est question de chemin ; l’auteur poursuit le sien en se battant contre l’isolement affectif et juridique avec l’aide de l’association footstep que l’on peut traduire par “premiers pas”.

De la foi à la franchise

Si l’accueil qui a été fait à l’ouvrage insiste sur l’aspect sectaire de la communauté skver en ce début de siècle, l’auteur reste en deçà de ce jugement. Il porte même un regard attentif sur le tisch, le rituel central de cette communauté, le moment ou les âmes fusionnent. Il y assiste au début de l’ouvrage ; une cérémonie réservée aux hommes au centre de laquelle le rebbe, responsable spirituel du village, accueille les multiples plats qu’on lui apporte et qu’il partage avec les fidèles jusqu’au moment où il entame un chant, se concentrant sur une formule en particulier, répétée sans cesse par les célébrants en oscillant pour atteindre un état de transe.
Tandis qu’il décrit cette scène et sa dimension hallucinatoire dans le début de l’œuvre, il y revient, à la fin, apaisé, en évoquant une soirée entre « sortants » – comprenez par-là de membres échappés de diverses communautés intégristes – qui, après un repas, se mettent à chanter et à osciller doucement. On sent qu’il s’agit là d’une copie mélancolique de l’acte initial, un chant d’adieu à une vie en symbiose et il avoue n’avoir plus jamais atteint ces moments d’extase. Il ne nie donc pas la force de la communauté primordiale, il en souligne juste l’incapacité à admettre le changement, la variante hors de la routine du rituel.
Cela met en évidence la profonde honnêteté de Shulem Deen ; il ne critique jamais gratuitement le groupe dont il est issu et lorsque celui-ci fait preuve de violence, il montre comment lui aussi participe à l’action. Ainsi se situe-t-il davantage du côté de la recherche que du rejet.

Une pédagogie de la recherche

La relation au père est à sonder également, un père qui venait du monde des hippies et qui n’avait peut-être pas pris en compte les enjeux les plus contraignants du hassidisme et qui pratique le kirouv c’est-à-dire la publicité de son mode de vie parmi ceux qui, à Brooklyn, s’en sont éloignés.
Shulem Deen convoque sa figure à quelques reprises et l’on entend l’admiration profonde qu’il éprouve pour cet érudit. Lorsque l’auteur prend langue avec un de ses camarades qui a décidé lui aussi de se faire prosélyte, il découvre que celui-ci se situe en fait du côté d’un recours fallacieux au discours rationnel comme appui de la foi et cela lui semble très vite vain. Il ne cesse également de fustiger l’ignorance volontaire de ceux qui instruisent. Le court moment où il enseigne le voit choisir la voie de la récompense et de l’émulation plutôt que la traditionnelle – et systématique – punition des coups de règle sur les doigts.
La véritable personnalité de l’auteur se lit dans cette approche car Shulem Deen cherche l’émancipation et singulièrement l’émancipation de l’individu par l’écriture qui le conduit à devenir le rédacteur d’un blog, Hassidic rebel, ce qui lui permet en outre d’accomplir sa vocation d’écrivain.

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Passée la surprise liée à l’étrangeté de cette vie et l’effet thriller du récit de sa découverte du monde, on lira donc ce livre comme un mémoire, puisque c’est l’auteur qui le nomme ainsi dans un entretien, entre étude et confession, un mémoire de l’émancipation tant ce livre regorge de réflexions qui peuvent s’appliquer à l’ensemble de notre société. La communauté sectaire n’est parfois que le verre grossissant de comportements humains plus communs mais non moins dangereux pour l’existence de l’identité individuelle.

Frédéric Palierne

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• Schulem Deen, “Celui qui va vers elle ne revient pas”, Éditions Globe, 2017, 416 p.

Le site des éditions Globe.
Le site Foosteps. ” Footsteppers are formerly ultra-Orthodox Jews who are looking to explore the world beyond the insular communities in which they were raised.”
• Vidéo : Cinq questions à Shulem Deen, par Michel Zlotowski.
Une rencontre exceptionnelle avec Shulem Deen est organisée le mardi 5 décembre à 19 h au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, 75003 Paris. Rendez-vous indispensable sur : nouveaute@ecoledesloisirs.com
• Sur France Culture : Entretien avec Shulem Deen : “N’accordez pas trop d’importance à la vérité, car tout peut être remis en question” (55 min).
 


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Frédéric Palierne
Frédéric Palierne

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