« Ceux qui ne dormaient pas. Journal 1944-1946 », de Jacqueline Mesnil-Amar

"Ceux qui ne dormaient pas", de Jacqueline Mesnil-AmarPublié pour la première fois en 1957 aux Éditions de Minuit et passé alors inaperçu parce qu’il était plutôt question, en France, de tourner la page, le journal de Jacqueline Mesnil-Amar (1909-1987) est réédité chez Stock en 2009, puis au Livre de poche en 2010.
Et on se rend compte que la perspective a complètement changé sur ce texte, qui mêle étroitement l’intime et l’Histoire, et que le moment est bien plus propice aujourd’hui à sa lecture. Sans doute parce qu’un travail considérable a été réalisé depuis lors sur la Shoah.
Jacqueline décrit au jour le jour les affres qu’elle connaît à partir du soir où son mari, André Amar, ne rentre pas à la maison. Arrêté le 18 juillet 1944 avec d’autres combattants de l’ombre, il va être envoyé à Fresnes, puis à Drancy, d’où il partira le 24 août dans le dernier convoi pour Auschwitz. Son évasion tient du miracle.
Sans nouvelles comme toutes les femmes de résistants et follement inquiète, Jacqueline écrit pour tromper l’attente, l’angoisse, pour essayer de comprendre pourquoi et comment sa vie vient d’être saccagée.

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La fin d’une sorte d’état de grâce

Le couple s’est jusqu’alors toujours senti parfaitement français, laïc, intégré dans l’intelligentsia de ce pays, de cette ville-lumière de la culture qui le comble. Soudain, l’ignorance torturante du sort de son époux fait prendre conscience à Jacqueline de la fin d’une sorte d’état de grâce. L’arbitraire vient de la faire basculer dans une prison mentale. Son destin lui tombe dessus et d’un seul coup l’obsession juive prend le pas sur l’obsession française. La voilà contrainte de se cacher avec sa fille, de parcourir Paris à vélo pour d’interminables démarches.
Ce que l’on entend littéralement dans ce journal, c’est une voix, une façon d’écrire et de parler très personnelle, la plainte d’une jeune femme qui évoque tout ce qu’elle a perdu. D’abord l’aimé bien sûr, sa présence physique, dont l’absence est une amputation et qu’elle exhorte sans cesse mentalement à revenir, comme pour lui insuffler son énergie. Puis tous les souvenirs d’une jeunesse insouciante, études, fêtes, amour, vacances d’une famille heureuse. Et surtout peut-être une identité, celle de la Parisienne, amoureuse de sa ville en passe d’être libérée, mais incapable de partager cette joie qu’elle attendait pourtant depuis le début de la guerre.
 

Une nostalgie rétrospective

Comme désolidarisée malgré elle de ses voisins, la jeune Française d’origine israélite devient une juive, puisqu’elle partage désormais avec ses coreligionnaires le danger permanent pour elle et sa petite Sylvie, et toute une culture, qui lui revient par bouffées d’émotion. Son père, observé subrepticement, lui apparaît comme l’un de ces vieillards juif de Rembrandt, et l’idée des rites provoque en elle une nostalgie rétrospective jusque là inconsciente.
Une mémoire se construit, celle d’une enfant qui retrouve ses racines, et celle d’un exode non advenu dont la nécessité a surgi brutalement. Vivant à la fois le présent douloureux et le passé lumineux comme pour mieux les exorciser l’un par l’autre, Jacqueline Mesnil-Amar découvre une écriture bipolaire, un ton unique, inoubliable. Sans jamais céder à la colère ou à la rancune, elle exprime dans des pages déchirantes ce grand amour trahi pour Paris, pour la France qui lui a pris André, conservant toujours l’espoir au tréfonds du désespoir. Aujourd’hui où l’amour de la patrie est tellement mis à mal, on est bouleversé par son patriotisme têtu.
 

Un outil pédagogique hors pair

Un sens aigu de l’observation et un jugement sans équivoque sur la responsabilité de l’administration et de la police françaises, non seulement résignées mais bien décidées à reléguer activement une partie de la population dans la catégorie des apatrides, font de ce journal intime un outil pédagogique hors pair, à la fois document historique de première main sur l’Occupation, forme originale d’autobiographie et questionnement philosophique.
En essayant d’explorer « ce mouvant domaine des responsabilités impossibles », la narratrice se pose en effet des questions lancinantes : Qu’est-ce qui pousse soudain certains à se croire du bon côté et à jeter l’anathème sur les autres, devenus soudain ennemis ? Quel basculement politique et moral peut inciter des fonctionnaires à plonger des enfants dans « l’hypnose des interdictions, le complexe de différence » ? Et à quoi tient ce courage qui fait accomplir des prouesses héroïques à une femme simple et magnifique qui héberge des enfants juifs « pour son pays » ?
Ces questions sans réponse, nous nous les posons quelquefois aujourd’hui devant de nouvelles menaces de racisme qui rendent ce livre à la fois si actuel, si émouvant et capable de toucher des élèves mieux que tous les cours d’histoire sur cette période.

Anne-Marie Baron

• Jacqueline Mesnil-Amar, « Ceux qui ne dormaient pas. Journal 1944-1946 », Le Livre de poche, 2010.

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

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