« Chante ton bac d’abord », de David André, ou la société française en bachotage

chante-ton-bac-d-abordDepuis le fameux film d’Alain Resnais, le cinéma a appris à faire se répondre refrains chantés et dialogues parlés. Initiative heureuse quand on sait l’importance de la chanson dans la culture populaire et sa capacité à parler au cœur du plus grand nombre. Cela dit, pour en rester au cinéma ultra-contemporain, avec le film documentaire de David André aujourd’hui en DVD, c’est plutôt vers le cinéma de Christophe Honoré que le spectateur pense spontanément : Les Chansons d’amour ou Les Bien-Aimés.
À deux différences près cependant avec l’œuvre de ce cinéaste au service de la cause adolescente. Chante ton bac d’abord ne relève pas du genre de la fiction et ne repose pas sur des comédiens professionnels. Les insertions « chantantes » co-écrites par le réalisateur et ses « non-acteurs » originaires de Boulogne-sur-Mer n’ont pour fonction poétique que de doter le film documentaire d’une profondeur inattendue.

La communication courante serait-elle impropre à exprimer la réalité intrinsèquement surréaliste de l’année du « bachot » ? Afin que l’adolescence ne sombre pas dans la désespérance suicidaire, ne faut-il pas, pour reprendre la fameuse réplique du Mariage de Figaro, que « tout fini[sse] par des chansons » ? Questions que soulève chaque couplet au timbre fragile et à la plus extrême justesse non-professionnelle.

.

Le bac, dernier couplet avant le trou noir

On a tellement dit que le baccalauréat ne servait plus à rien avec ses pourcentages de réussite dignes de l’élection d’un dictateur, qu’on aurait presque fini par croire qu’il n’était plus désormais une institution pour une bonne partie des parents et des élèves. La captation des sentiments de Nicolas, Alex, Caroline, Rachel et Gaëlle tend à démentir ce présupposé. L’année du bac (l’aval de la scolarité) comme l’année de CP (son amont) est réellement perçue comme celle de tous les dangers dans un monde qui n’est pas celui des « héritiers », pour reprendre le célèbre terme de Pierre Bourdieu.
En ce sens, ce qui interpelle, au fil de Chante ton bac d’abord, est bien qu’en une année, en un lieu (le lycée) tout est censé se jouer « comme jamais auparavant ». Comme s’il n’y avait plus, tout à coup, d’avant (le temps de la jeunesse) et que le présent (mot-clef du film) ne tenait qu’à un fil : au fil d’une réussite immédiate posée comme prioritaire certes, mais aussi et surtout au fil d’un avenir qu’il va falloir apprendre à tracer en accéléré, soit de septembre à juin.
On pourra relever les subtiles incursions dans le milieu scolaire de la part du cinéaste. Passant vite sur les scènes de classe et de passation d’examens qui auraient pu apparaître convenues en pareil contexte, David André retient principalement les rencontres « parents-professeurs » et les rendez-vous chez le conseiller d’orientation. Dans le langage entrepreneurial des « ressources humaines », cela ne se traduirait-il pas par l’expression « bilan personnel et perspectives de carrière » ? Sauf que, décidément, comme l’a déclaré Rimbaud : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. »

chante-ton-bac-d-abord-2Une année fatidique, conditionnée par un no future

Ce choix narratif a pour mérite d’accentuer l’invraisemblable paradoxe auquel est confronté ce florilège d’adolescents atypiques agressés au temps de l’insouciance par un brusque ressac du réel. Ne les pousse-t-on pas, à la fois, à ne vivre que pour le court terme, l’examen final (pourtant sans véritable valeur intrinsèque), tout en étant intimés à penser à leur avenir (qu’on a toutefois du mal à imaginer radieux sur le plan professionnel) ? Clairement, le récit choral, porté par la voix pleine de doutes et de rêves, de jubilation et de désespoir, amplifie l’idée d’une année fatidique, conditionnée par un no future dont la société ne parvient plus à préserver sa jeunesse.
David André remet en question par le choix de ses sujets adolescents tellement atypiques l’idée trop convenue d’une masse adolescente grégaire absorbée par la « toile » et les video-games. Et l’on sent miraculeusement remonter de ces tranches de vie prises sur le vif des résurgences des modes que l’on croyait définitivement caduques : esprit « punk », esprit de « bohême », esprit libertaire, Kerouac, Rimbaud, et tous les chantres de « l’imagination au pouvoir ».
La vertu de ce film documentaire est bien là, répétons-le, dans sa capacité à ne pas réduire les « jeunes » à des prototypes reproductibles à l’infini, à leur accorder le quart d’heure de gloire qu’ils méritent au sein de leur quotidien même, n’en déplaise à une incurable vision réactionnaire.

chante-ton-bac-d-abord-3Il suffira d’un signe, un matin…

David André n’a pas besoin de forcer les gros plans sur les visages des parents. Chaque brève focalisation suffit à trahir leurs inquiétudes. Le monde d’aujourd’hui, a fortiori comme ici, dans un de ces secteurs géographiques où le chômage ne cesse de galoper, reste un monstre froid et glouton face à la pression duquel on a que deux moyens de défense contradictoires, la conscience de la réalité et la pensée insouciante. Deux moyens de défense en somme devant lesquels les adolescents sont sommés de choisir au moment même où ils y sont le moins prêts, à l’époque du « après le bac je ne sais pas du tout » ou encore du « ça va être galère ».
En 2016, il apparaît bien difficile, excepté après une soirée passée à « enquiller » les bières, de s’exclamer sans s’alarmer, « fuck la crise ». En 1968, il y avait le plein emploi ; tel n’est plus le cas aujourd’hui. Avoir un travail relève d’une chance, comme le note le père d’Alex, cariste le jour et « rocker » le week end. De fait, tout au long de ce film documentaire « miraculeux », le spectateur est saisi par ce regard parental à la fois désabusé et déterminé. Parents enclins à s’interroger sur le choix d’orientation de leur enfant, notamment quand il relève d’une « carrière artistique », tout en leur accordant, même du bout des lèvres, le droit à rêver à quelque chose qui leur plaît. Les voies du rêve adolescent sont pour eux définitivement impénétrables et les voies de garage si nombreuses…
chante-ton-bac-d-abord-4Néanmoins, le film ne sombre jamais dans la mélancolie, porté à la fois par les refrains communicatifs qui lui servent de base musicale et les aspirations artistiques de leurs interprètes.
À des degrés certes différents, Nicolas est un inconditionnel de Gainsbourg et de ses jeux sur le langage comme en témoigne ses paroles, « Doug [son canard] is dead / canard cané comme on dit » ou encore « sur le port le monde n’est pas que beau », Alex est un contrebassiste amateur, Rachel et Gaëlle ont un goût prononcé pour les arts vivants, ces adolescents livrent en effet à leurs aînés les clefs d’une survie dans le monde post-moderne, à savoir la nécessité de préserver sa propre singularité, voire sa propre marginalité. Et de fait, comme par hasard, Caroline, qui n’a pas de violon d’Ingres, demeure celle qui souffre la plus, allant jusqu’à être prise d’angoisse à l’idée même d’aller en cours.
D’ici une décennie, ces jeunes auront certainement d’autres choses à exprimer. Couplets sur la fin définitive des illusions, sur le désamour, sur la peur du néant… Néanmoins, on a tout lieu d’espérer avant toute autre chose qu’ils n’aient pas cessé de « connaître la chanson » afin de ne pas léguer à leur tour aux générations futures que des perspectives économiques….

Antony Soron, ÉSPÉ Paris

.
• Entretien avec David André sur France Musique.
« Baccalauréat », de Cristian Mungiu, par Anne-Marie Baron.
« Quand on a 17 ans », d’André Téchiné, ou le désir adolescent, par Anne-Marie Baron.
Reprendre des études pour reprendre sa vie en main, par Françoise Noël-Jothy.
Baccalauréat : la méthode anti-fuites, par Yves Stalloni.
 

Antony Soron
Antony Soron

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *