« Charlie Hebdo » : d’un procès l’autre


Il y a à peine plus de treize ans, précisément du 7 au 8 février 2007, se déroulait le procès des caricatures publiées par Charlie Hebdo. Le 2 septembre 2020 s’est enfin ouvert celui de l’attentat meurtrier perpétré le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi dans les locaux de l’hebdomadaire satirique. Trois dates, trois paliers dans l’histoire contrariée de la liberté d’expression, trois moments clés qu’il s’agit de transmettre aux jeunes générations afin que ne gagne pas la gangrène de la banalisation.

Au commencement étaient les caricatures…

Au début du « procès des caricatures », on n’en est pas encore à la sidération – tout juste, pour un certain nombre de Français, à l’intuition qu’un vent mauvais, comme remonté des temps obscurantistes, se lève dangereusement. Dans Greffier (Delcourt, 2007), Johann Sfar rend ainsi compte de l’ambiance troublée qui règne à l’entrée de la salle d’audience :
« Tout le monde ici est inquiet à l’idée qu’un tribunal ait jugé recevable la plainte d’associations religieuses qui entendent expliquer aux dessinateurs ce qu’ils ont droit de dessiner ou pas au sujet de Dieu. »
Parmi ces « profs », ces « étudiants », tous ces « citoyens éveillés qui se rappellent la chance qu’on a de vivre dans un pays ou la critique et la provocation sont autorisées », on compte bien sûr les futures victimes de 2015, parmi lesquelles Cabu, que Sfar croque en page 11 de ces « Carnets », avec ses lunettes rondes et son éternel sourire malicieux.
De l’aveu général, le procès fait non seulement date, mais tient, pour ainsi dire, ses promesses « pédagogiques », tant par la clarté des plaidoiries des avocats Richard Malka et Georges Kiejman, que par la qualité des prises de parole des témoins. Parmi eux, le journaliste et politologue récemment disparu Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, développe un propos sans concession directement issu de la pensée des Lumières :
« Je ne suis pas d’accord avec vous, disait Voltaire dans l’affaire Calas, mais je me battrai jusqu’à la mort pour qu’on vous laisse parler. J’ai choisi, à l’âge adulte, la nationalité française, pour ce genre d’idées. »
En effet, avec le « procès des caricatures », c’est aussi le philosophe de Ferney que le grand public redécouvre, l’auteur de Candide, mais aussi et surtout l’ardent et infatigable polémiste. On commence alors à mesurer l’ambivalence du mot à l’heure des réseaux sociaux, des invectives, « clashes » et autres au tweets vengeurs. Il y a loin, de fait, entre les polémiques voltairiennes, dont la vertu subversive des pamphlets était de donner à penser, et les slogans péremptoires crachés sur la toile non pour ouvrir le champ de la réflexion mais pour la rendre impossible. Aussi d’aucuns se prennent-ils à relire les grands textes de Voltaire, dont « Prière à Dieu », extrait du Traité sur la Tolérance (1763) :
« […] que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire… »

De « la place du cœur » au « lambeau »

Si le « procès des caricatures » n’a finalement contrarié que les esprits libres, le massacre perpétré par les frères Kouachi agit comme une déferlante à l’échelle de la société tout entière. La tragédie envahit l’espace médiatique, le sature, tandis que la société française feint de croire à l’unanimité du 11 janvier.
On remarque aujourd’hui, cinq ans après, alors même que se tient un procès pour l’histoire des idées et la mémoire des victimes, que Charlie, supplanté par le coronavirus, n’est plus « le » sujet de conversation. Il est des sujets qui fâchent, puis qui lassent et passent. En 2007, on commençait à parler de la liberté d’expression ; en 2015, n’avait que ce mot à la bouche. Aujourd’hui, en septembre 2020, alors que sont republiées les caricatures, où en est-on ? On est toujours Charlie… ou pas ?
Il semble bien que l’on soit passé à autre chose, même si le « feuilleton » du procès est chroniqué à la fois dans l’hebdomadaire satirique et dans le quotidien Le Monde. Aussi est-il nécessaire de mettre en perspective les répercussions de l’attentat, et de revivifier en classe la mémoire de cette barbarie, notamment avec des lycéens qui, âgés de dix ou onze ans au moment des faits, n’en ont peut-être perçu ni l’ampleur ni les implications.
Pour ce faire, passer par la littérature permet, comme toujours, d’éviter les gros plans nauséabonds et les certitudes en boucle. Ainsi, on ne peut que recommander la lecture du formidable À la place du cœur, d’Arnaud Cathrine (Robert Laffont, 2016), qui relate les six plus beaux jours de la vie d’un adolescent qui découvre l’amour en même temps que la folie et la cruauté du monde, et que s’égrènent les noms de Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski… Avec une rare justesse, l’auteur réactualise ces heures d’effroi et de sidération où la tuerie de Charlie se fait omniprésente dans les médias comme dans les classes :
« – Pour finir, je vous pose cette question : pourquoi suis-je contre vous voir passer des heures devant les chaînes d’info en continu ?
– Parce que c’est des mythos, dit Kevin.
– Non, pas du tout.
Kevin, mouché, la défie du regard.
– Je fais partie d’une génération qui a vu les tours du World Trade Center à New York s’effondrer en direct à la télévision, dit-elle.
Un silence particulier enveloppe la classe brusquement.
– Nous avons été des milliers à passer des heures incalculables à voir et revoir ces images affreuses. Alors je ne dis pas qu’il n’aurait pas fallu les voir, mais rester des heures aimanté devant l’écran finit par tout “déréaliser”.
– C’est quoi, madame, “déréaliser” ? demande Hakim qui intervient pour la première fois.
– Le réel finit par se transformer en un film à suspense, Hakim. Et je ne crois pas que ce soit la meilleure façon pour comprendre le monde et la gravité des choses. »

On pourra aussi redécouvrir La Légèreté (Dargaud, 2016), roman graphique d’une dessinatrice de Charlie Hebdo, Catherine Meurisse, préfacé par un survivant, Philippe Lançon, l’auteur de l’admirable Lambeau (Gallimard, 2018).
« J’ai entendu pour la première fois prononcer ce slogan, Je suis Charlie. La manifestation et le slogan concernaient un événement dont j’avais été la victime, dont j’étais l’un des survivants, mais cet événement, pour moi, était intime. Je l’avais emporté, comme un trésor maléfique, un secret, dans cette chambre où rien ni personne ne pouvait tout à fait me suivre, si ce n’est celle qui me précédait dans le chemin que j’avais maintenant à entreprendre : Chloé, ma chirurgienne. J’écrivais dans Charlie, j’avais été blessé et j’avais vu mes compagnons morts à Charlie, mais je n’étais pas Charlie. Le 11 janvier, j’étais Chloé. »
La veille du drame, le journaliste était allé assister à une représentation de La Nuit des rois. Tandis que, chez Shakespeare, « la morale est dite par un bouffon », celle de sa propre histoire semble dite par deux individus cagoulés, deux jeunes gens qui, peu auparavant, se traitaient eux-mêmes de « bouffons ».
D’eux, la postérité ne gardera finalement que des lambeaux, des fragments dérisoires :
« Celui qui avançait vers le fond de la pièce et vers moi tirait une balle et disait : “Allah Akbar !” Il tirait une autre balle et répétait : “Allah Akbar !” Il tirait encore une autre balle et répétait encore : “Allah Akbar !” »
De lui, du survivant Lançon, elle retiendra le visage retrouvé d’un homme qui peut à nouveau sourire et ceux, ineffaçables, de ses confrères, morts un crayon à la main.

Antony Soron,
INSPÉ Sorbonne Université

Antony Soron
Antony Soron

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