Philosophie. Chronique n°2
Apprendre à philosopher grâce aux dystopies

Bilan d’une expérience menée dans deux terminales : l’appétence des élèves pour les romans dystopiques est démontrée de même que leur capacité à penser par et dans ces œuvres. Reste à tisser des liens avec la culture philosophique académique. Retour sur ces lectures supports et tremplins.
Par Charlie Renard et Edwige Chirouter

Dans le cadre de son mémoire de master 2 « littérature jeunesse » au Mans, sous la direction d’Edwige Chirouter, Charlie Renard a proposé des ateliers de philosophie pendant toute l’année à deux classes de lycéen·es de terminale. Le projet s’est déroulé d’octobre à mai avec comme triple ambition de combler le fossé entre littérature savante et littérature populaire, de donner sa place à l’oral et à d’autres activités créatrices, et enfin de constituer une culture commune aux deux classes autour d’un corpus de romans dystopiques de jeunesse.

Comme l’ont montré les travaux d’un certain nombre de sociologues et de chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation[1], « les nouveaux lycéens », contrairement à la génération précédente composée encore largement d’héritiers, n’ont pas forcément les prérequis langagiers, conceptuels et contextuels pour entrer dans la technicité des textes classiques de philosophie, ce qui souvent leur fait peur ou les rebute. Si accompagner la massification des études d’une démocratisation, alors partir de la culture des élèves, sans perdre en exigence et rigueur, semble nécessaire.

Une littérature qui pense ?

Si l’usage de la fiction est récurrent dans l’histoire de la philosophie[2], sa représentation classique et traditionnelle considère le plus souvent qu’il faut sortir de la narration et de la sensibilité de la fiction pour commencer à vraiment philosopher. Pensons à la célèbre phrase de Kant concernant la beauté du style de Jean-Jacques Rousseau : « C’est une incommodité pour l’entendement que d’avoir du goût. Il me faut lire et relire Rousseau jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me perturbe plus du tout ; alors seulement je peux appliquer ma raison à le comprendre. »[3]

Kant dénie au texte philosophique tout droit à faire appel à l’esthétique et au sensible. La rigueur, la scientificité du discours philosophique exige ce renoncement. Le sérieux de la logique ne saurait se rabaisser en quelque sorte au niveau des sens et des émotions. Ce n’est que lorsque la vérité s’affranchit de la tentation du beau qu’elle peut véritablement se dire et se faire comprendre…

Pourtant, de nombreux philosophes contemporains perçoivent dans la littérature bien plus qu’un réservoir d’exemples pédagogiques et de métaphores. C’est le cas, par exemple, de Paul Ricoeur, mais aussi plus récemment de la philosophie américaine Martha Nussbaum. Pour elle, alors que les textes philosophiques sollicitent un intellect froid, abstrait et universel, la littérature élargit la perception parce qu’elle invite par l’imagination à vivre des expériences par procuration, à toucher « l’effet que ça fait ». Partant de ce postulat que les caractéristiques et le genre du roman jouent sur les compétences mises en jeu par le lecteur, notre hypothèse est que le pacte de lecture dystopique s’apparente à la démarche philosophique.

Le pacte de lecture dystopique : formation de l’esprit philosophique ?

La dystopie, sous genre de la science-fiction, partage avec la philosophie le fait d’être « une conjecture romanesque rationnelle », selon l’expression de Pierre Versins dans son essai Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction. Soit une extrapolation, une spéculation romanesque dans laquelle le lecteur de dystopie est invité à faire des expériences dans l’imaginaire[4]. Et ce, selon une démarche « rationnelle », car l’imaginaire n’est pas fantaisiste, débridé, délirant ou fou, il répond aux exigences de la logique, et la référence à la réalité ainsi que la cohérence sont maintenues. Les catégories développées ci-dessous, appliquées au corpus étudié avec les classes de terminale, s’appuient sur les recherches de Laurent Bazin, maître de conférences à l’université Paris-Saclay, dont son livre, La Dystopie, paru en 2019. Il y défend la thèse selon laquelle « la dystopie n’est pas seulement une forme narrative ou une catégorie esthétique mais bien une vision du monde qui est aussi un mode de pensée ».

Nous faisons un pas de plus en formulant l’hypothèse que ce mode de pensée est proprement philosophique, et que la lecture de dystopies permet de travailler les compétences définies par le bulletin officiel pour les classes de terminale. Tout d’abord, « une dystopie, c’est une utopie qui a accepté d’être un roman », défend Laurent Bazin, avec de l’action et des péripéties. Dans le pacte de lecture dystopique, le lecteur est directement investi dans le modèle de société proposé, il vit de l’intérieur, par le « paravent du personnage » (Chirouter, 2015), ce que ça fait d’être utopien. Au contraire, la description d’un voyageur-témoin dans l’utopie ne permet pas cet investissement. Par exemple, s’il peut être fascinant d’imaginer un monde où les tares héréditaires et les maladies ont été éliminées et où les inégalités ont disparu, il a été bien plus frappant pour les élèves de sentir « l’effet que ça fait » de voir les enfants du Meilleur des mondes, d’Huxley, s’esclaffer grossièrement quand on prononce devant eux le nom de père ou mère, ou bien les soixante-quatre enfants de la maison dans Méto, d’Yves Grevet (Pocket Jeunesse), qui ont même oublié la signification de ces deux mots tant ils sont coupés du monde et sans aucun souvenir du passé :

« Alors, Claudius ? Ah oui, je m’en souviens. Il parle d’un objet qu’il appelle ‘‘maman’’. Il ne sait plus exactement à quoi il ressemble. Mais ce mot ne le quitte pas. Ce dont il est sûr, c’est qu’il y a une relation entre cet objet et le moment du coucher, et aussi qu’il est chaud et doux. Il pense que c’est peut-être une autre façon de désigner un oreiller ou une couverture. » (chapitre 3)

Laurent Bazin définit la dystopie comme une « anamorphose herméneutique » : le personnage et le lecteur-élève par le même temps sont conduits à changer de perspective, à modifier leur perception première de ce qu’ils valorisaient jusque-là. Par exemple, dans le regard de Jonas dans Le Passeur, de Lois Lowry (l’école des loisirs), on voit la société tantôt dépeinte positivement – aide aux personnes âgées, essais professionnels, sens des responsabilités… – tantôt négativement – euthanasie, eugénisme, surveillance, perte du libre arbitre… Ces deux caractéristiques conjuguées ont produit dans la classe des conflits interprétatifs et ont permis de faire vivre des problèmes, ce que les textes classiques de philosophie peinent à faire véritablement expérimenter de façon sensible.

Autre exemple, le roman dystopique Uglies, de Scott Westerfield (Pocket Jeunesse), dépeint un monde régi par le principe de l’extrême beauté : Tally Youngblood est encore une uglie, « moche », car elle n’a pas encore l’âge requis pour subir l’opération qui lui permettra d’être transformée physiquement selon les normes et canons en vigueur. En attendant, elle envie les pretties, les « jolies ». Quand nous avons étudié ce roman en classe, certains élèves ont compris son attitude, y voyant un moyen de se faire accepter, d’autres accentuaient sa dimension aliénante.

Là où la conversion du regard a été la plus flagrante, c’est dans Un Monde pour Clara, de Jean-Luc Marcastel (Hachette, 2013) : lors d’une manifestation pour le climat, Diane a reçu un coup qui lui a valu plusieurs années de coma. Pendant ce temps, la société est devenue une dictature écologiste. Les lecteurs passent alors, à travers le personnage de Diane, de l’enthousiasme à la désillusion. Dans les dystopies, les valeurs du bien et du mal sont souvent délibérément partagées entre les tenants de l’ordre et ceux de la révolte, et ne sont pas posées hors du récit. Ceci incite le lecteur-élève à aiguiser son jugement et à éviter la polarisation. En prenant l’utopie aux mots et en poussant ses limites à son paroxysme, la dystopie attire notre vigilance sur la tentation utopique de remplacer un dogme par un autre.

« La dystopie est de nature dialectique : elle est critique de la critique. » Par exemple, dans Meto, d’Yves Grevet (Pocket Jeunesse, 2013), quand les enfants parviennent enfin à se libérer de leur école carcérale, ils reconstruisent un monde de règles et de punitions. Dans Un Monde sans rêves, de Nicola Morgan (Albin Michel, 2008), la fin laisse penser qu’un nouveau monde liberticide se profile. La dystopie incite à tout un travail sur la nuance car elle met en scène la porosité des concepts : en effet, l’organisation glisse facilement vers l’ordre, l’autorité vers l’autoritarisme, la sécurité vers la surveillance, l’unité vers l’uniformisation etc.

Dilemmes et « jeu de somme nulle »

De plus, elle montre à quel point on ne peut pas penser les concepts de manière isolée. Le lecteur de dystopie est sans cesse confronté à des dilemmes : la stabilité au prix de l’égalité, la sécurité collective au prix de la liberté, l’harmonie au prix de l’imaginaire… Par « ce jeu à somme nulle », le lecteur saisit les enjeux d’une question philosophique, compétence qui pose bien des problèmes devant les sujets classiques de dissertation. Par ailleurs, grâce aux confrontations des personnages, leurs dialogues, les références intertextuelles, le lecteur a accès à différents points de vue, un pluralisme de perspectives qui nourrit sa capacité argumentative.

Il existe un nombre assez important de romans qui sont construits sous forme chorale, c’est-à-dire où le récit apparaît à travers les points de vue de différents personnages. Dans Ciel. L’hiver des machines,de Johan Heliot (Gulf Stream, 2014), ou dans Nox, d’Yves Grevet (Pocket Jeunesse, 2018), la narration est tripartite : les évènements sont relatés plusieurs fois, mais par des individus de classes sociales différentes. Laurent Bazin considère que la divergence de points de vue proposée dans les dystopies de jeunesse se calque sur le psychisme des adolescents, souvent le théâtre de nombreux paradoxes. Enfin, les thèmes abordés par les dystopies sont très diversifiés, on retrouve les notions du B.O et même si le vivre-ensemble, la science et la technique et la liberté sont des thèmes récurrents, les romans dystopiques de jeunesse ne se privent pas d’aborder des thèmes comme le corps, l’environnement, le handicap, le rapport aux adultes. La question de l’éducation des enfants est centrale parce qu’ils sont ce par quoi une dystopie s’installe et plante ses fondations.

Expériences en classe

Dans les deux classes, chaque groupe (12 au total) recevait au début du projet un petit sac qui contenait un roman dystopique, un carnet de notes, un stylo, des marque-pages, des Postit® et une feuille projet. En tâche finale, il leur était demandé de réaliser une affiche comprenant le résumé de l’œuvre, des questions philosophiques et les enjeux posés par l’œuvre, des illustrations et l’analyse du rôle de l’enfant. Ils devaient également inventer des jeux à partir des romans dystopiques qu’ils avaient lus.

Le travail cherchait à répondre aux questions suivantes :
– la lecture des dystopies permet-elle de travailler les capacités philosophiques ? Si oui, comment ? (Affiches) ;
– les élèves se sont-ils approprié les dystopies au point de s’en servir pour philosopher ? Si oui, comment ? (Travaux écrits et discussions) ;
– les élèves arrivent-ils à faire des liens entre les dystopies et la culture philosophique académique ? Les font-ils spontanément ? (Affiches, écrit et discussion).

Cette recherche a souligné l’appétence des élèves pour les romans dystopiques et leur capacité à penser par et dans ces œuvres. Les romans dystopiques ont été à la fois des supports inducteurs des discussions (quels thèmes ou questions philosophiques émergent de ces lectures ?) et des ressources dans lesquelles les élèves puisaient pour alimenter leur réflexion et leur argumentation dans des sujets plus traditionnels et académiques (par exemple : une société sans conflit est-elle souhaitable ?).

Le plus frappant a été de voir à quel point les romans dystopiques aident les élèves à dégager les enjeux de situations complexes et à poser les problèmes car la structure narrative permet de leur donner du sens. Le point qui semble le plus délicat pour les élèves (et sans doute les professeurs) c’est de tisser en retour du lien avec la culture philosophique académique. Il est difficile de rendre plus poreuse la frontière entre la littérature (de jeunesse) et la philosophie, telle que pensée notamment par la tradition et l’Institution. Mais la création de la nouvelle spécialité HLP (humanités, littérature et philosophie) pourrait aider à interroger les liens.

Conclusion

Cette expérimentation a permis de voir que les caractéristiques du récit dystopique sollicitent certaines capacités du lecteur qui sont les mêmes que chez l’apprenti philosophe. Les élèves ont fait preuve de capacités à lire philosophiquement un roman dystopique, à formuler des questions à partir de ces supports, à mobiliser les dystopies comme « exemple exemplaire », à créer du lien avec la culture académique et à trouver les enjeux sous-jacents à ces expériences de pensée. Enseigner la philosophie c’est certes apprendre à lire de la philosophie, mais n’est-ce pas aussi à lire philosophiquement des albums, des BD, des mangas, des articles de presse ?

C. R. et E. C.

Charlie Renard est professeure de philosophie dans le secondaire dans un lycée du Havre, doctorante au CREN, directrice de la collection « Sages comme des images » aux éditions Bel et Bien. 

Edwige Chirouter est professeure des universités en philosophie de l’éducation (Nantes Université), titulaire de la chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants ».

Bibliographie

• Laurent Bazin, La Dystopie, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « L’Opportune », Clermont-Ferrand, 2019, 64 p.
• Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie. À quoi pense la littérature de jeunesse, L’Harmattan, 2015, 264 p.,
• Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour, Le Cerf, 2010, 589 p.
• Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, deuxième édition, L’Âge d’homme, Lausanne, 1984.

Notes

[1] Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens. Démocratisation ou massification, Paris, Armand Colin, 1998.
[2] Pensons au geste fondateur illustré par l’allégorie de la caverne dans La République de Platon, mais aussi d’autres exemples de fictions philosophiques ou autres puzzling cases avant l’heure : les paradoxes de Zénon, de Newcomb, le malin génie de Descartes, les fables philosophiques de Leibniz, le pays des centaures de Husserl, le récit hobbesien de l’état de nature, l’âne de Buridan, le prince et le savetier de Locke, le problème de Molyneux, le cerveau dans une cuve de Putnam, la position originelle et le voile d’ignorance de Rawls, le dilemme du tramway de Philippa Foot…
[3] « Observation en marge » cité par la revue Europe. Littérature et philosophie. Janvier-février 2002.
[4] Sous la forme d’un raisonnement hypothético-déductif : « Et si… on pouvait louer un corps plus jeune ? », « Et si… La commune de Paris n’avait pas été un échec ? »,  « Et si… Chacun effectuait le travail approprié à son génome ? », etc.


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Charlie Renard et Edwige Chirouter
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