Colloque cinéma et littérature de jeunesse :
Réécrire, adapter, dessiner

Marguerite Yourcenar, Jean Giono, animés et mangas : Les Enfants de cinéma ont croisé le film d’animation et la littérature de jeunesse lors d’une rencontre foisonnante organisée à Paris avec le Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse et l’Office central de la coopération à l’école. Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L'École des lettres

Marguerite Yourcenar, Jean Giono, animés et mangas : Les Enfants de cinéma ont croisé le film d’animation et la littérature de jeunesse lors d’une rencontre foisonnante organisée à Paris avec le Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse et l’Office central de la coopération à l’école.

Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L’École des lettres

Devant l’assistance, il lit une lettre que lui a adressée Marguerite Yourcenar. Georges Lemoine a près de 90 ans, les mains qui tremblent légèrement mais pas la voix. Celui qui a illustré les textes de Marguerite Yourcenar, Claude Roy, Jean-Marie Gustave Le Clézio et Henri Bosco confie avoir passé quinze jours à rassembler des documents pour ce colloque. Ce 22 novembre à Paris, Les Enfants de cinéma, le Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse (CRILJ) et l’Office central de la coopération à l’école (OCCE) se rencontrent en effet sur le thème « Écritures d’encre et de lumière. Cinéma d’animation et littérature de jeunesse ».

La matinée est consacrée à Comment Wang-Fô fut sauvé, une des deux nouvelles évoquant l’Extrême-Orient dans Les Nouvelles orientales. Dans la lettre que lit Georges Lemoine, Marguerite Yourcenar lui explique une image qu’elle a en tête : le peintre Wang-Fô et son assistant Ling sur une barque, quittant le monde des hommes. Mais l’éditeur sera-t-il d’accord pour cette représentation ? Pourront-ils intégrer plusieurs illustrations ? Georges Lemoine se lève pour montrer un original de la série Wang-Fô. Il se fait ensuite aider pour présenter différents ouvrages dont il a réalisé la couverture, notamment la dernière : un bel alphabécédaire de Michel Leiris, publié chez Michael Seksik.

Crédit photo : Folio

Se réécrire soi-même

Le visage de Wang-Fô a été plusieurs fois représenté, notamment dans le très beau court-métrage d’animation réalisé par René Laloux en 1987 sur des dessins de Caza. Si La Planète sauvage est le film le plus connu du cinéaste décédé en 2004, Comment Wang-Fö fut sauvé (15 minutes) était son préféré. Il manifeste un jeu de miroirs : sur ordre de l’empereur cruel, le vieux peintre doit terminer une œuvre de jeunesse montrant une mer sur laquelle il ajoute la barque qui va l’emmener dans l’autre monde avec son assistant (d’où l’image qu’avait en tête Marguerite Yourcenar…). René Laloux avait découvert tôt cette nouvelle et avait eu envie de l’adapter. « Cela aurait dû être, en quelque sorte, son premier film », explique Xavier Kawa-Topor. Le délégué général de la Nef Animation, plateforme professionnelle sur l’écriture et le cinéma d’animation, file une démonstration sur le thème de la métalepse : un personnage sortant du tableau, comme dans La Bergère et le ramoneur, de Paul Grimault, ou Le Tableau, de Jean-François Laguionie, ou encore La Rose pourpre du Caire, de Woody Allen.

« Le chariot qui emporte des prisonniers et les flashbacks ne sont pas dans le texte de Yourcenar qui est chronologique, analyse Xavier Kawa-Topor. La scène a été restructurée par René Laloux pour créer un suspens, une angoisse sur le sort des prisonniers. Le cinéaste joue sur la lenteur comme élément de suspens. » Le texte est écrit à la première personne : c’est le disciple Ling qui parle et qui va être décapité par l’empereur cruel, sa tête ensanglantée roulera au pied de son maître. Le narrateur du début est donc un personnage mort : « Le film fait entendre un récit post mortem d’une profonde gravité », poursuit Xavier Kawa-Topor. Dans le film, l’art permet de dépasser la condition humaine et la cruauté des hommes, mais l’homme est transcendé par la beauté de l’art qui lui montre la réalité plus belle qu’elle ne l’est. « Tu m’as menti, vieil homme ! », assène l’empereur tyrannique au peintre dans un monologue d’anthologie que le cinéaste a conservé en quasi-intégralité. Il a juste rajouté à la fin un « peut-être » qui sonne comme sa marque personnelle. Et qui modifie quand même légèrement le sens du texte de Marguerite Yourcenar.

La nouvelle a été réécrite par l’autrice qui s’est adaptée elle-même pour la jeunesse. Le modèle le plus connu en la matière est Michel Tournier dont l’exemple phare reste Vendredi ou les Limbes du pacifique, devenu Vendredi ou la Vie sauvage pour les plus jeunes lecteurs. «Marguerite Yourcenar comprime son texte, éclaire Christine Plu, docteure en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2. Elle maintient la trame mais retire 50 % du texte, notamment des descriptions. Elle réécrit des passages pour améliorer le texte, perfectionner son style. Elle conserve de la complexité et maintient un lexique soutenu. Elle est dans une recherche de qualité et ajoute des passages didactiques en quête de l’adhésion du lecteur. » La version réduite a été perçue comme d’une qualité épurée, distillée, plus concise, plus limpide, pouvant être lue en troisième et en seconde. « Le questionnement philosophique est préservé, la violence est atténuée et les méditations sont retirées », résume la chercheuse en renvoyant à l’étude publiée par Sandra L. Beckett aux Presses de l’Université de Montréal, De grands romanciers écrivent pour les enfants (1997). La dimension artistique est sublimée : c’est la vision de l’artiste qui manque à l’empereur.

« Il y a une part de réécriture par l’illustration, souligne-t-elle. George Lemoine s’est livré à un véritable travail d’interprétation. ». « Ce visage de Wang-Fô est tiré d’une photo de Claude Roy qui lisait et traduisait le chinois, intervient Georges Lemoine. Il a photographié un homme sublime dont je me suis inspiré. » Il en profite pour confier, avec un peu d’amertume, que ses éditeurs ont ensuite utilisé ses planches pour différentes éditions sans le consulter.

Comment ce conte peut être lu en privilégiant le sujet lecteur ? poursuit Christine Plu en évoquant une séquence pour les classes de troisième intitulée « Peindre et écrire : les mots, les images dans Comment Wang-Fô fut sauvé ». Elle renvoie enfin aux travaux de la chercheuse Sylviane Ahr, « D’une lecture empirique à une lecture subjective argumentée » en concluant : « implication et distanciation sont conciliables ».

Planter des arbres

Écologiste militant de la première heure, le peintre, réalisateur et illustrateur Frédéric Back a découvert L’Homme qui plantait des arbres dans Le Sauvage, journal d’écologie politique fondé en 1973. Répondant à une commande autour des héros du quotidien, Jean Giono a inventé un personnage de planteur d’arbres, Elzéard Bouffier. Frédéric Back a pris ce texte pour un portrait : l’exemple de cet homme était important, il fallait lui donner du retentissement. Il a donc entrepris de l’adapter en court métrage d’animation, explique Xavier Kawa-Topor. « La découverte de la supercherie est une catastrophe pour lui. Une question éthique se joue… »

En faisant un travail de recherche, Frédéric Back a trouvé d’autres modèles ressemblant à Elzéard Bouffier. Faire ce film avait donc un sens : il voulait montrer qu’on pouvait changer le visage d’une région par la force d’un engagement. Le succès de Crac ! (1981) lui permet de faire ce film en 1987. Il veut une adaptation fidèle. Il a pris le parti d’une voix off qui restitue le texte de Giono à 99,9 %. « Un seul paragraphe manque, souligne Xavier Kawa-Topor : celui où Giono situe géographiquement l’histoire. En enlevant ce paragraphe, il atténue le faux et universalise davantage l’histoire… »

Dans la salle de l’hôtel particulier où se tient la rencontre, le film de quinze minutes est projeté. Les traits de crayon bruissent sur l’écran comme du vent dans des feuilles. Frédéric Back dessinait au crayon de cire. « Dans le film, commente Xavier Kawa-Topor, les sons de la matérialité, du vent, des pas contrastent avec la voix off. » Les personnages ne parlent pas, Elzéard Bouffier devient même muet. « C’est un parti pris très fort. Il y a dans l’esthétique de Frédéric Back une idée de peinture en mouvement, dans la continuité de Wang-Fô. Il montre un paysage détruit par l’activité de l’homme, des images de la guerre. » Avant que les collines pelées ne se transforment en paradis de verdure et de chants d’oiseaux, la voix de Philippe Noiret aura eu le temps de dérouler l’intégralité du texte.

Crédit photo : Les Films du paradoxe

Du dessin abrégé à Candy

Frédéric Back a fait l’objet d’une exposition au Japon, ce qui permet aux intervenants de la rencontre une transition vers la troisième partie de la journée consacrée au cinéma d’animation japonais. Maître de conférences associé à l’université des arts de Tokyo, spécialiste des films d’animation japonais et traducteur, Ilan Nguyen affirme qu’il est impossible de dresser un panorama local. Le Japon est en effet un des plus grands producteurs de films d’animation : entre vingt et quarante-cinq longs métrages par an, sans compter les vidéos et la télévision… « Impossible d’être exhaustif pour un individu », tranche-t-il. Même situation en bande dessinée. « On est condamné à une sorte de choix : des observateurs s’organisent pour documenter le secteur, et il faut s’appuyer sur les travaux des observateurs japonais », conseille-t-il.

Au Japon, pays de catastrophes naturelles, retrouver des films relèvent de l’archéologie. « Les Japonais partent du principe que, à priori, les choses vont se perdre et par chance se conserver, explique Ilan Nguyen. La cinémathèque japonaise avait publié une statistique : le pourcentage de films préservés tournait autour de 4 % jusqu’en 1923. Chaque année, des films ressurgissent dans des greniers, des hangars, ce qui permet d’identifier des auteurs. » En 2006, un collectionneur a retrouvé des films d’animation de 1917 : Namukura Gatana, Le Sabre émoussé, réalisé par Jun’ichi Kôuchi. Ce court-métrage comique de deux minutes, considéré comme le plus ancien dessin animé japonais à ce jour, présente un samouraï qui fait l’acquisition d’un sabre. Mais il ne parvient pas à maîtriser l’arme qui lui joue des tours et se retourne contre lui. Ilan Nguyen diffuse des extraits du film : la salle rit. Ce personnage comique est à la fois dépaysant, familier, impressionnant de modernité alors que les techniques utilisées ont plus de cent ans.

Autre particularité japonaise : le film jouet, une tradition grand public visant à rendre accessible aux familles, et notamment aux enfants, des mini-bobines de 35 millimètres avec des petites caméras. Selon Ilan Nguyen, il existe un marché amateur et ludique du film jouet avec des versions abrégées de certains films.

Ilan Nguyen passe ensuite en revue les noms de certains pionniers du cinéma d’animation, Yamamoto, Murata, Oishi, Ofuji, Masaoka… Forts de leurs expériences arts graphiques, en satire et en caricature, laquelle distille une trace de burlesque dans le dessin et l’animation. Le chercheur projette alors à l’écran des saynètes datant des années 1930 particulièrement drôles et modernes. Noburo Ofuji serait un des premiers à avoir été identifié en Europe avec Le Vaisseau fantôme, un film datant de 1956. Dans les années 1930, Kenzô Masaoka a forgé le terme de « dessin en mouvement » : dooga, ce qui lui vaut le surnom de père du dessin animé.

Ilan Nguyen avance dans le temps et évoque la création de studio comme Tôei, Ghibli, Mushi, et en faisant le lien avec le manga : Dragon ball, Albator, Les Chevaliers du zodiaque : tous ces films ont été produits par Tôei à partir de BD. Il mentionne Ozamu Tezuka et son invention d’une grammaire graphique en trois images : par exemple, un visage avec les yeux fermés, les yeux entrouverts, puis les yeux ouverts. Un tableau qui permet des combinaisons multiples et de rationnaliser la production de dessin de manière à tenir des délais de réalisation infernaux.

Voici quelques années Xavier Kawa-Topo a organisé un colloque dans l’idée de convertir les jeunes amateurs d’animation japonaise au « vrai cinéma », relate-t-il sur le ton de l’anecdote. Il a pris contact avec le rédacteur en chef d’AnimeLand, qui lui a rétorqué qu’il n’y connaissait rien. « Il m’a confié un sac Tati rempli de cassettes VHS pirates avec tout Miyazaki, tout Takahata…, se souvient le délégué général de la Nef. J’ai mis Nausicaa dans le lecteur… J’avais l’impression de découvrir la chapelle Sixtine de l’animation. » Au colloque, ce sont les cinéphiles qui, ravalant leur dédain, ont pris une leçon de cinéma du côté de l’animation japonaise. « Il reste beaucoup de travail, remarque-t-il. On est passé d’une forme de rejet systématique à un accueil béat. »

Difficile d’avoir une connaissance objective des contextes de réalisation et d’aller puiser aux sources, à moins de parler japonais. Le générique de Candy, projetté ensuite, ne laisse planer aucun doute : même musique, mêmes dessins, il n’y a que les paroles qui changent. Mais sa reconnaissance immédiate, comme celle de Goldorak, Albator, Capitaine Flam, Rémi sans famille, témoigne de l’imprégnation des enfants des années 1980. De quoi préparer le terrain à l’actuelle mangamania.

I.M.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.