Comment évoquer les attentats du 13 novembre 2015 en classe ?

Photo by J-F ROLLINGER / ONLY FRANCE / Only France via AFP

ÉDUCATION MORALE ET CIVIQUE. Alors que s’ouvre, le 8 septembre, le procès des attentats du 13 novembre, le programme « 13-Novembre » développe un volet centré sur l’école. Comment a-t-on évoqué les attentats dans les classes ? Quelles ont été les réactions des enseignants, des élèves ? Comment contribuer à l’émergence d’une « science de la mémoire » ?

Par Alexandre Lafon, docteur en histoire contemporaine, spécialiste de la Grande Guerre

Les attentats du 13 novembre 2015 inaugurent une nouvelle série d’attaques perpétrées sur le sol français. Ils sont le plus souvent le fait de l’activité terroriste d’organisations islamistes actives en Afrique et au Proche-Orient comme l’État islamique. Ils témoignent en parallèle de la montée de l’intégrisme religieux en France dans le contexte de l’intervention française en Syrie ou au Mali.

Énumérons quelques-uns des faits de terrorisme les plus marquants :

7 et 9 janvier 2015 : attentats en France. Dix-sept personnes sont assassinées et vingt sont blessées ; les trois terroristes sont abattus par les forces de l’ordre le 9 janvier. Une série d’attaques terroristes islamistes ont visé le comité de rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo à Paris, deux policiers dans la rue à Montrouge et devant Charlie Hebdo, et des clients de l’Hypercacher de Vincennes.

21 août 2015 : tentative d’assassinats avortée grâce à l’intervention de passagers dans le train Thalys reliant Amsterdam à Paris.

13 novembre 2015 : cent trente personnes meurent et plusieurs dizaines sont blessées lors de différentes attaques menées par des commandos au Stade de France à Saint-Denis, dans la salle de spectacle le Bataclan à Paris, ainsi que sur les terrasses de divers cafés et restaurants des Xe et XIe arrondissements.

13 juin 2016 : double meurtre à Magnanville. Un commandant de police et sa compagne, fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, sont assassinés à leur domicile à Magnanville (Yvelines) par un homme de trente-sept ans qui se retranche ensuite dans la maison en prenant en otage leur fils de trois ans. Le forcené est abattu par le Raid, l’enfant est retrouvé sain et sauf mais prostré.

14 juillet 2016 à Nice : Un terroriste lance un camion dans la foule venue voir le feu d’artifice sur la promenade des Anglais. Quatre-vingt-six personnes sont tuées et près de cinq cents sont blessées dans cet attentat revendiqué par l’État islamique.

26 juillet 2016 : le curé de Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) est égorgé dans son église à la suite d’une prise d’otages pendant la messe.

1e octobre 2017 : deux jeunes femmes sont égorgées dans la gare Saint-Charles à Marseille. L’attaque est revendiquée par l’État islamique.

23 mars 2018 : quatre personnes sont tuées à Carcassonne et Trèbes (Aude) lors d’attaques et une prise d’otage dans un supermarché. L’attentat est revendiqué par l’État islamique.

11 décembre 2018 : Une attaque à main armée, revendiquée par l’État islamique, fait cinq victimes et une dizaine de blessés à proximité du marché de Noël de Strasbourg.

16 octobre 2020 : un professeur d’histoire-géographie est décapité peu après être sorti de son collège à Conflans-Sainte-Honorine (Val-d’Oise).

Non exhaustive, cette liste dramatique témoigne d’un climat de guerre terroriste sur le sol français depuis plusieurs années. Elle ne tient pas compte des attentats perpétrés dans d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, la Belgique ou l’Espagne. L’État islamique revendique la plupart de ces attaques contre les pays occidentaux et singulièrement la France, pays de la laïcité et des droits de l’Homme, pointée du doigt comme le fer de lance des « mécréants » qui livreraient une guerre « contre l’Islam ».

Après l’attaque en janvier 2015 contre une partie de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, suivie de celle du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes deux jours plus tard, les attentats du 13 novembre apparaissent comme les plus violents et les plus meurtriers dans la capitale. Ils se déroulent sur plusieurs sites en une seule soirée. Un premier commando vise le Stade de France autour de 21h30, à l’occasion de la rencontre amicale de football France-Allemagne. Quelques minutes plus tard, trois hommes à bord d’une voiture mitraillent une série de terrasses, de cafés et de restaurants entre les Xe et XIe arrondissements, avant que l’un d’eux ne se fasse sauter au café Le Comptoir Voltaire. Simultanément, un autre commando de trois hommes pénètre armé dans la salle de spectacle Le Bataclan, à quelques pas d’un des premiers sites visés, et ouvre le feu durant plusieurs dizaines de minutes sur les spectateurs avant de prendre des otages. L’ensemble de ces attaques coûte la vie à cent trente personnes et fait des dizaines de blessés, souvent de jeunes adultes. Ils restent dans la mémoire collective comme les plus marquants après Charlie et la grande manifestation de soutien à la liberté d’expression du 11 janvier qui s’est ensuivi.

La soirée de ce vendredi 13 novembre et les jours suivants ont été marqués par une déferlante d’images, de récits, de reconstitutions. La stupeur, la sidération, puis la colère ou la dépression, ont été tour à tour les symptômes d’une réaction collective à la fois puissante et perplexe. Comment concevoir, comprendre, expliquer ces attaques contre des « victimes » par définition innocentes ? Comment comprendre les justifications avancées par des terroristes qui, dans tous les témoignages, sont présentés dans une si banale apparence ? C’est une occasion de relire la philosophe Hannah Arendt qui a mis en lumière au début des années 1960 la « banalité du mal » du bourreau nazi Eichmann.

Reportages, documentaires, témoignages écrits des rescapés du 13 novembre (figures désormais victimaires les plus visibles de notre époque) se sont multipliés et se multiplient encore. Deux constats s’imposent : cette démultiplication des textes et des images peut produire un trop-plein d’émotion et de la confusion qui alimentent le climat de terreur et l’idéologie extrémiste. Il convient pourtant de garder mobilisée la mémoire collective pour donner du sens aux événements et rendre hommage aux victimes. Et de ce fait, s’armer ensemble pour lutter contre la terreur.

Le programme 13-Novembre

Comment comprendre ce qui se joue dans le trauma collectif lié aux attentats ? Après le 11 septembre 2001 émerge le souci de mieux comprendre l’articulation entre la mémoire et l’histoire, de mieux comprendre aussi la mémorialisation de l’événement, soit sa mise en mémoire publique. À la suite des attentats du 13 novembre 2015, des équipes de chercheurs à l’ombre du CNRS ont souhaité étudier les liens entre événements traumatiques, mémoires individuelles et collectives dans le cadre de protocoles mêlant sciences humaines et sociales, sciences du vivant (neurobiologie) et ingénierie technique.

À travers le suivi d’un panel d’un millier de personnes ayant été victimes, témoins directs ou indirects, responsables politiques associés à l’événement ou familles impliquées, un projet mûrit afin de mieux comprendre les mécanismes de mise en mémoire de l’événement. Il consiste à chercher les liens qui unissent les souvenirs portés par les individus et la mémoire collective.

Comment et pourquoi s’opère le tri des souvenirs ? Qu’oublie-t-on ? Que retenons-nous ? Sous quelles formes et quelles hiérarchies ? Le protocole de suivi de « l’étude 1000 », inscrite dans le programme scientifique « 13-Novembre », propose une série de quatre entretiens à plusieurs années d’intervalle entre 2016 et 2026. Il se prolonge pour certains volontaires par la mesure de données biomédicales afin de comprendre les zones du cerveau impactées par l’événement et la fixation des souvenirs. Est observée la manière dont le tri est opéré. Quelles sont, par exemple, les éventuelles reconfigurations de la mémoire individuelle au prisme des informations données dans l’espace public ?

D’autres outils sont mobilisés afin de mesurer l’incidence traumatique en fonction des individus et d’évaluer la mise en œuvre des dispositifs de soin. Le programme
« 13-Novembre » développe également un volet centré sur l’école : comment a-t-on évoqué les attentats dans les classes ? Quelles ont été les réactions des enseignants ? Des élèves ? Le Credoc s’est également emparé de cette étude originale et hors norme dans le cadre de sa grande enquête pluriannuelle intitulée « Conditions de vie et aspirations des Français » mise en œuvre depuis 1978. Comme le souligne Denis Peschanski, historien et instigateur du programme avec le neurobiologiste Jean Eustache : « Il s’agit aussi de contribuer de manière décisive à l’émergence d’une véritable ” science de la mémoire ” ».

Le programme « 13-Novembre » porte en lui des objectifs autant citoyens que scientifiques. Le dispositif mis en place vise à répondre aux attentats avec les armes de la connaissance. Par quels moyens ? Le premier consiste à rendre visible l’hommage aux victimes par la construction d’un « patrimoine mémoriel du 13 novembre ». Comme pour les derniers poilus ou les victimes des génocides, l’objectif est de conserver la mémoire de ceux qui ont traversé l’épreuve. Durant la Grande Guerre, déjà, les soldats sous l’uniforme ont souhaité témoigner de leur expérience du combat ou de la mort. Leurs photographies ou leurs récits publiés ont valeur de monument pour tous les disparus.

Maurice Genevoix dédie ainsi Ceux de 14 à son ami Robert Porchon qui n’a pas eu la chance, comme lui, même invalide, de survivre à la guerre. Plusieurs dizaines d’années après la Seconde Guerre mondiale, des projets internationaux, comme ceux portés par l’Institut Yad Vashem, le Mémorial de la Shoah en France ou l’USC Shoah Foundation, initié par le réalisateur américain Steven Spielberg, s’appliquent à recueillir le témoignage de dizaines de milliers de « survivants » de la Shoah avant qu’ils ne disparaissent. Il s’agit là encore, en conservant la mémoire des témoins avant leur disparition et en la médiatisant, de faire acte d’hommage en reconnaissant l’existence et la souffrance des victimes. L’« ère du témoin », analysée par l’historienne Annette Wieviorka, est d’abord vouée à rendre la parole « vraie » des victimes face à l’épreuve traversée.

Ces différents dispositifs ont aussi pour objectif de conserver la mémoire des événements comme preuves pour l’avenir des errements du passé. L’historien et politicien Emanuel Ringelblum enterre ainsi les archives écrites du ghetto de Varsovie avant sa destruction afin de témoigner de la culture juive polonaise vouée à disparaître. Malgré l’ensemble des traces conservées, sur la Shoah par exemple, une étude de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès de décembre 2018 montrait que 90 % des Français disaient avoir entendu parler du « génocide des Juifs », mais ils n’étaient plus que 79 % chez les moins de 24 ans…

Le programme « 13-Novembre » a donc également pour objectif de construire une banque de données audiovisuelles qui puissent servir de preuves du passé. L’INA et l’ECPAD sont partenaires pour la captation des témoignages. Ces derniers seront au centre du projet de construction d’un Musée-mémorial du terrorisme, projet conduit aujourd’hui par l’historien Henry Rousso.

Plus d’une trentaine de partenaires scientifiques, laboratoires et universités, se sont inscrits également dans cette étude multiforme afin de donner une complète caution scientifique au projet. Les témoignages livrent ainsi les sources de l’histoire « au plus près » des attentats. L’ouvrage dense et majeur intitulé 13-Novembre. Des témoignages, un récit, publié en 2020 (Paris, Odile Jacob), vise à proposer un récit des attentats, depuis le Stade de France jusqu’au Bataclan. Ce récit est vérifié, critiqué, à partir de témoignages recoupés, mis en forme dans un objectif rigoureux d’historien.

Il reconstitue l’ensemble de la soirée, confrontant les points de vue de différents protagonistes : victimes, témoins directs dont les riverains, décideurs. Méticuleux, il ne cache aucune pudeur, aucune douleur, celle par exemple ressentie face à l’impuissance à agir pour celles et ceux qui furent pris en otage au Bataclan. Par la puissance de vérité du verbe, il s’oppose à la terreur, aux fausses idées, aux croyances et théories complotistes qui foisonnent encore autour des événements dramatiques de novembre 2015. En cette année du 20e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, l’ouvrage s’emploie à lutter contre tout révisionnisme ou négationnisme, tout en rendant aussi un visage aux terroristes. Ils sont identifiés comme les hommes qu’ils ont été : violents, haineux, instables et approximatifs, capables de tirer en continu sur des personnes désarmées, parfois déjà blessées.

L’art et la littérature au service du dire et du comprendre

Rapidement après les attentats, plusieurs rescapés ont souhaité témoigner en publiant des textes ou des interviews. Des journalistes ou « experts » ont également pris la plume afin de retracer le drame, les interventions des forces de l’ordre ou des secours, la traque des terroristes. Il fallait dire, écrire, partager, mettre en scène le trauma afin que la mémoire individuelle ne sombre pas et nourrisse une mémoire collective de l’événement. Ce processus, cette fonction sociale du témoignage, sont tous deux fondamentaux. Il aide à la compréhension des attaques, sans les justifier.

Ce sont les témoignages intimes qui disent la puissance du trauma vécu, dans les chairs et les esprits. La présence sur les terrasses parisienne ou dans la salle de spectacle du Bataclan d’habitués du récit (journalistes, enseignants) explique en partie le foisonnement de témoignages publiés. Le journaliste Antoine Leiris, qui a perdu son épouse dans l’attaque du Bataclan, publie peu après un texte émouvant qu’il reprend pour en faire un récit sous forme d’un cri plein d’humanité : Vous n’aurez pas ma haine, Paris, Fayard, 2016. Il revient sur l’épreuve du deuil quelques années après dans un beau texte intitulé La vie après (Paris, Robert Laffont, 2019). Il y évoque plus particulièrement sa reconstruction après le drame et sa vie avec son fils Melvil, âgé de quelques mois à l’époque des attentats.

Christophe Naudin, dans Journal d’un rescapé au Bataclan. Être historien et victime d’attentat, (Paris, Libertalia, Paris 2020), publie les notes et réflexions qu’il rédigea au lendemain de l’attaque et jusqu’en décembre 2018. Il confie ses traumatismes, ses colères face aux attentats qui se multiplient durant cette période et contre les experts qui écument à chaque nouvel événement les plateaux télé. Il partage ses peurs lorsqu’il doit réaliser des exercices anti-attentats avec ses élèves. Pour lui, « il est fondamental de témoigner ». Il publia un texte trois jours après le 13 novembre : « Le relire, le comparer avec ce que j’apprenais peu à peu du déroulement réel des faits, sur la distorsion du temps et de l’espace par exemple, m’a aidé également dans ma reconstruction ». Christophe Naudin s’inscrit dans le programme
« 13-Novembre » : « Je pense en effet que tous nos témoignages seront des sources indispensables pour comprendre et expliquer cette période dans le futur ».

Aurélie Silvestre évoque, dans Mes 14 novembre (Paris, JC Lattès, 2016), la disparition de son compagnon Matthieu Giroud au Bataclan. Dans une interview, elle souligne l’importance  d’écrire : « J’ai d’abord écrit pour moi, pour ” déposer mon histoire ”, car plus le temps avance, plus les souvenirs s’estompent. Et puis aussi, bien sûr, je voulais que nos enfants sachent combien leurs parents se sont aimés. Enfin, j’aime l’idée qu’une partie de Matthieu habite un livre. »

Les frères Jules et Gédéon Naudet réalisent en 2018 un documentaire tout entier construit autour des témoignages de victimes, secouristes ou responsables politiques du 13 novembre 2015, 13 novembre : Fluctuat nec mergitur. Ils avaient été avec les pompiers de New York le 11 septembre 2001, les témoins, caméra au poing, des attentats du World Trade Center. Sur le modèle de documentaire comme Shoah de Claude Lanzmann, les frères Naudet proposent trois heures de témoignages captivants, souvent glaçants, face caméra, sans jamais franchir la ligne du voyeurisme. Programmée en trois épisodes sur la plateforme Netflix, cette œuvre utile devrait devenir un bien commun à diffuser sur le service public.

Ce documentaire, qui précède le livre 13 Novembre, peut être regardé comme une archive précieuse de l’événement. Il est lui aussi un « monument », comme ce mémorial des portraits des victimes, publié par Le Monde, comme un monument aux 130 morts des attentats du
13 novembre : « Nous refusant à les réduire à un chiffre, 130, et à un statut, celui de
” victimes ”, nous avons voulu leur donner un visage, raconter qui elles étaient, leur rendre leur vie, à travers ceux qui les connaissaient et les aimaient. Les installer, aussi, dans notre souvenir, tous, sans exception »
. À l’image des combattants de 1914, dans un contexte différent, ces initiatives, ouvrages et œuvres, construisent la mémoire de martyrs républicains, celle de la « génération Bataclan ».

Soulignons que le 9e art s’est aussi emparé de l’événement. Les bandes dessinées, comme Mon Bataclan : vivre encore, parue chez Lemieux Éditeur en octobre 2016, ou
13/11 – Reconstitution d’un attentat. Paris 13 novembre 2015, sortie chez Delcourt en novembre 2016, offrent des traductions visuelles aux récits évoqués plus haut. Dans ce dernier album, Anne Giudicelli et Luc Brahy se fondent, par exemple, sur des éléments d’enquête des services judiciaire et policier, des témoignages de survivants et des révélations des services de renseignement français et étrangers pour expliquer le déroulement des attentats du 13 novembre 2015 au Stade de France, au Bataclan et aux terrasses de cafés parisiens. Ainsi, les arts se sont mis au service des témoins pour tenter de donner un sens à la violence reçue, froide et inadmissible dans les faits, mais qui doit savoir être expliquée.

Aborder la question du terrorisme en classe : éduquer contre la terreur

Face à de tels événements, l’école a pour elle le temps long des apprentissages. Ce temps permet de dépasser les postures réactives fondées sur la sidération, l’émotion, les jugements à l’emporte-pièce. Six ans après les faits, d’autres attentats très récents sont venus rappeler combien les actes terroristes étaient encore vifs dans un contexte géopolitique difficile, marqué par la guerre en Syrie et au Proche-Orient, la lutte en Afrique contre le fondamentalisme islamique. En parallèle, les atteintes au socle du pacte républicain disent le basculement d’une partie de la jeunesse française vers la radicalité religieuse. Au même titre que les idéologies politiques, cette radicalisation propose un projet de société. Elle donne un cadre pour penser le monde, une affiliation, une communauté à une partie de la jeunesse perdue et en colère.

Les enseignants disposent d’outils pour construire de la réflexion en prenant de la distance, élaborer et transmettre des savoirs relatifs à ces problématiques vives multiformes qui interrogent notre société : pourquoi le terrorisme ? Quels chemins mènent à la radicalisation ? Comment répondre aux agressions contre notre modèle de société ? Il s’agit de répondre à la terreur et aux doutes qu’instillent ces questions par la raison et la connaissance. Si l’on peut essayer de comprendre le phénomène, rien ne justifie pourtant la violence terroriste.

Une première réponse institutionnelle a pris la forme d’une « Mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, au printemps 2015. Les différentes attaques survenues depuis ont conduit à renforcer l’enseignement de ces valeurs, la formation des enseignants et des élèves sur la question de la laïcité après l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty en octobre 2020. Ce terrible acte de terreur a incité le gouvernement et l’Éducation nationale à mieux relier liberté et laïcité, enseignement des faits religieux et laïcité, et ainsi de lutter contre la radicalisation.

Des équipes académiques et des formateurs sont désormais mobilisés pour intervenir au plus près des faits d’atteintes aux valeurs de la République et répondre aux demandes de formation des équipes pédagogiques. Les épreuves orales du concours du Capes ont été modifiées afin d’évaluer la connaissance de ces valeurs par les futurs enseignants du second degré.

En parallèle, le système scolaire propose des dispositifs d’enseignement disciplinaires et transversaux pour travailler à l’ensemble des questions et thèmes soulevés ci-dessus. Nous n’évoquerons pas ici la question fondamentale de la laïcité ou de la liberté d’expression, pour revenir spécifiquement aux attentats du 13 novembre 2015.

Ils dessinent pour beaucoup un avant et un après, à l’image du 11 septembre 2001 qui a marqué une rupture dans notre représentation du monde. En classe, les attaques du 13 novembre doivent être replacées à notre sens dans un premier temps dans le contexte géopolitique actuel, puis dans le temps long et le savoir historique. Les élèves doivent appréhender la complexité de la notion : la Terreur comme moyen de gouverner durant la Révolution n’est pas le terrorisme anarchiste de la fin du XIXe siècle, ni le terrorisme des groupes armés politiques des années 1960 et 1970 en Europe.

L’acte terroriste contemporain doit être qualifié pour ce qu’il est au prisme de notre société, de nos valeurs partagées : du point de vue politique et juridique, il est un crime en droit et en morale. Une réflexion sur ces deux points peut être menée dans le cadre d’un projet pédagogique associant des interventions de philosophes, magistrats ou cadres des forces de l’ordre. Cette approche doit écarter un possible relativisme malheureusement trop prégnant. L’idée est de montrer que l’acte terroriste conduit à un traumatisme collectif. Il bouscule les valeurs et la cohésion de la société visée pour installer un projet politique et/ou religieux tout à fait opposé : liberticide, intolérant, violent.

D’autre part, l’enseignant peut travailler sur le versant de la question mémorielle : pourquoi se souvenir ensemble ? Une réflexion est par exemple menée actuellement dans plusieurs pays sur une journée ou un acte fort de mémoire en direction des victimes de la pandémie de Covid-19. Se souvenir ensemble revient à refaire bloc, recréer du vivre ensemble.

Les mémoriaux évoqués plus haut sur les attentats du 13 novembre, en donnant une identité aux victimes, permettent de réintroduire de l’humanité dans la raison et les savoirs. Ils témoignent du fait que tout un chacun peut être touché par la terreur aveugle, quelles que soient son origine et sa croyance. Comprendre le terrorisme contemporain et comprendre la nécessité d’une mémoire partagée ne suffit pas : il faut répondre à l’attente d’une compréhension fine des événements.

Le récit heure par heure, minute par minute, proposé par l’ouvrage 13 Novembre apparaît en ce sens comme un outil pédagogique majeur, associé à d’autres témoignages publiés dans des livres ou sous forme de documentaires audiovisuels. Il délimite trois espaces clairs : celui des victimes, celui des bourreaux déshéroïsés (ils peuvent sans trembler tirer du haut du balcon du Bataclan sur des femmes et des hommes blessés, agonisant dans la fosse), celui des secours – pompiers, policiers, de l’État.

Ce dernier espace est crucial : l’action des secours dit tout à la fois l’égalité, la fraternité et la puissance collective qui rayonne des institutions étatiques. Elle symbolise un « nous » général, généreux et humaniste résumé dans cette action d’aide, de protection à travers la mobilisation des pompiers, des volontaires de la Croix-Rouge ou de la Protection civile en
« zone de guerre ».

L’enseignant peut utilement travailler en parallèle sur la question de la dynamique éditoriale des témoignages : pourquoi écrire un témoignage ? Pourquoi publier ? Ces questions s’inscrivent sur le sens à donner à l’écrit, aux livres, mais aussi aux autres formes de mise en scène artistique du deuil, de la sidération, de la tentative de poser des mots, des images, des créations sur une expérience traumatique afin de la dompter.

L’écriture et la publication des témoignages permettent de dégager la vérité par les récits croisés de témoins. Les faits ainsi posés par l’effort de collecte, d’analyse, de comparaison, ne laissent alors pas de place à la négation, aux théories complotistes, aux divagations.  Ils disent les humanités blessées, héroïques. Sur ce point et en complément, le récit de Lassana Bathily est éclairant. Franco-malien, il travaillait à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes lors de la prise d’otage du 9 janvier 2015. Par son comportement, son attitude, il a contribué à sauver plusieurs personnes enfermées dans le magasin (Je ne suis pas un héros. Témoignage, Paris, Flammarion, 2016). Dans le récit 13 Novembre, il faut retenir les gestes, les attitudes de grand sang-froid des blessés sur les terrasses, l’attitude des otages retenus de très longues minutes au premier étage du Bataclan par deux des terroristes survivants.

Ces quelques pistes valent pour aujourd’hui et pour demain encore, tant les attaques terroristes, individuelles ou collectives, continuent à être perpétrées par divers individus et groupes armés dans un contexte international qui accentue les clivages socioculturels dans notre pays. L’école, sanctuaire de la raison, doit pouvoir armer les enseignants et leurs élèves au-delà de l’émotion et des discours simplificateurs dangereux. Elle doit éduquer à la question du terrorisme afin de mettre des mots sur les émotions, donner du sens dans la confusion. L’école permettrait ainsi de désarmer les peurs, désamorcer certains clivages, empêcher peut-être de futur(e)s possibles candidat(e)s à la terreur.

A. L.

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