Comment jouer les classiques ? Le match théâtres privés / théâtres publics

Benjamin Lavernhe et Didier Sandre dans « Les Fourberies de Scapin », mise en scène de Denis Podalydès, scénographie d’Éric Ruf, à la Comédie-Française

D’un côté Lambert Wilson dans Le Misanthrope au Comédia Théâtre Libre, Daniel Auteuil dans Le Malade imaginaire au Théâtre de Paris, de l’autre Les Fourberies de Scapin de Denis Podalydès à la Comédie-Française ou, il y a peu encore, L’École des femmes de Stéphane Braunschweig à l’Odéon : théâtres privés et théâtres nationaux différent radicalement dans leur manière de jouer les classiques, et nous interrogent sur la mémoire portée aux œuvres patrimoniales.
L’amateur non averti pourrait s’imaginer en effet trouver à la Comédie-Française la conservation la plus fidèle de nos pièces classiques et à l’inverse trouver dans les théâtres privés les représentations les plus libres de nos chefs d’œuvre. Or il n’en est rien : le conservatisme froid et mort est du côté du privé, le conservatisme vivant et inspiré est du coté du public.

Mémoire figée ou redécouverte ?

Il y a une mémoire qui se comprend comme imitation, reproduction de l’origine, mémoire qui rêve d’une répétition à l’identique, toujours au plus près de la source. Il suffit alors d’une tête d’affiche dans le rôle titre, un Daniel Auteuil ou un Lambert Wilson, d’un décor, de costumes et d’une mise en scène d’un classicisme absolu, pour que l’illusion de retrouver l’original fonctionne auprès d’un certain public. La mémoire ne doit pas connaître de variations et les représentations fidèles au souvenir figé doivent consolider chaque fois davantage les idées reçues et les stéréotypes. Le théâtre privé ne vise pas à bousculer son public, il entretient son idéal de culture, son idée du théâtre classique : une momie que l’on vient vénérer, une relique sortie à l’occasion d’une assemblée.
Une autre mémoire se comprend comme redécouverte, renouveau, dialogue et rêve de garder vivants, actuels ces textes pourtant déjà lointains. D’où l’importance du metteur en scène dans les théâtres nationaux, là où le privé privilégie le comédien consacré. À la Comédie-Française, les textes sont réanimés par la mise en scène, sur les scènes des Grands Boulevards les anciennes gloires, les vedettes animent les textes.
La mémoire-dialogue n’en finit pas de trouver du vivant, de la complexité dans les personnages, alors que la mémoire-répétition offre des héros transparents, reflets d’un idéal de simplicité : Daniel Auteuil ou Lambert Wilson sont sincères et généreux dans leur jeu mais leur personnages n’interpellent pas. À l’inverse dans les versions des Fourberies ou de L’École des femmes, tout est surprise, étonnement, première fois.

Le théâtre, lieu de réinvention perpétuelle

Passer des représentations classiques du privé au public est sans doute l’itinéraire que tout élève doit parcourir dans son éducation culturelle. Petits, on attend de la scène la transposition exacte du texte lu en classe après un beau cours sur le théâtre au XVIIe siècle. On désire l’éternité du passé. Puis peu à peu on comprend qu’on ne peut vivre dans le culte des morts, que le théâtre n’est pas un lieu de commémoration mais un lieu de réinvention perpétuelle.
Il est un public qui possède une demi-culture : celle qui le rend respectueux des monuments du passé. Pour lui conservation rime avec conformisme. Les théâtres privés travaillent pour lui, le plus souvent avec bonheur, ce fut le cas l’an passé avec l’excellent Tartuffe au Théâtre de la Porte-Saint-Martin avec Michel Fau et Miche Bouquet, c’est aussi le mérite d’un théâtre comme le Ranelagh à la programmation résolument scolaire et de qualité. Mais il est aussi un public plus mûr, pour qui la culture est prise de risque, passé revisité, réinventé, réactualisé, culture en progrès permanent, en reconstruction constante.
Si la Comédie-Française est bien la maison de Molière, elle n’est pas le musée de Molière. Maison est une bonne image : ça vit, ça bouge entre les murs de la place Colette. Il y a plus d’enfants, d’héritiers que de gardiens. Maison fondée en… : ce sont aussi les lettres de noblesse des grands commerces d’antan. Le mérite est alors, en art comme dans les affaires, non pas de se targuer d’une origine ancienne mais de se prévaloir d’une histoire toujours vivante.

Pascal Caglar

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Pascal Caglar
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