« Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? », de Pierre Bayard

Être de récit

Pierre Bayard aime les rythmes ternaires. Ainsi, après Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Et Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? propose-t-il un troisième volet autour des faits. L’ensemble a sa cohérence.
Pierre Bayard est aussi méticuleux que malicieux. Le professeur de littérature et psychanalyste n’hésite pas à laisser place à un double fictif. C’est moins le cas ici, mais nous sommes toujours dans la « fiction critique » : littérature et sciences humaines ne sont pas séparées, un narrateur personnage s’exprimant.

Dans le contexte que nous connaissons, le titre du livre peut induire en erreur. Des « documentaires » parlent d’un virus qui n’existerait pas, ou bien qui viserait à exterminer une partie de l’humanité ; la contradiction ne fait pas peur à qui propage de telles fariboles. Des hommes politiques mentent effrontément. Il est ici question de fake news, là de post-vérité, sans parler de celles et ceux qui mettent en question l’histoire ou la science.
Le propos de Pierre Bayard est autre et se lira plutôt comme un éloge des conteurs, du récit et partant, de l’enfance qui demeure en chacun de nous. Bayard rend à l’imagination sinon son pouvoir, du moins son mérite et, implicitement, montre ce que l’autofiction ou les témoignages sur tout et rien qui remplissent les catalogues d’éditeurs et les tables des maisons de la presse ne peuvent nous dire : rêver est indispensable à l’équilibre de l’humain. Inventer tout autant.
Pour parvenir à sa conclusion, Pierre Bayard prend appui sur des ouvrages littéraires, sur des documents politiques ou à teneur psychologique. Tout part de « La dent d’or », texte de Fontenelle, dans laquelle on omet de vérifier un fait, une feuille d’or recouvre la dent d’un enfant, avant de crier au miracle et d’écrire des livres. Le philosophe en tire la conclusion que « notre capacité à rendre compte d’événements inexistants est encore plus révélatrice de notre ignorance que notre difficulté à expliquer les faits réels ». Ce à quoi s’oppose l’auteur, défendant la fable, et, de surcroît, au nom de la critique par ignorance déjà évoquée dans ses deux précédents essais, « de ne pas s’encombrer [] de connaissances inutiles qui ne peuvent qu’être sources de préjugés ». Que l’on se rassure d’emblée : cela semble provocateur, la démonstration est étayée.
En 2017 Claas Relotius, reporter au Spiegel, se rend dans une bourgade du Minnesota. On y a voté Trump, de façon majoritaire. Il enquête, observe, interroge. Il décrit une ville obsédée par la sécurité, dont le maire, passionné par la philosophie des Lumières, est tout le temps armé. Dans cette ville, une Mexicaine dont le fils souffre d’une infection rénale s’oppose à l’Obamacare, trop coûteuse à son gré. Bref, le tableau est des plus contrastés. Sauf qu’il est faux. Relotius a obéi à une logique littéraire et recomposé, mêlant stéréotypes et ce qu’à la suite de Barthes on appelle effet de réel : ces détails apparemment inutiles qui donnent l’illusion de vie. Il n’a pas décrit « cette petite ville américaine mais une petite ville ». Ce que Bayard nomme « exemplum », une forme de fiction afin de pouvoir servir à la construction d’une théorie.
Bayard ouvre son essai sur un exemple plus délicat, dangereux. Il y a une dizaine d’années, le livre Survivre avec les loups, de Misha Defonseca connaît un énorme succès, est même adapté au cinéma. L’auteur raconte comment, enfant juive, elle a fui la Belgique en 1941, traversé seule toute l’Europe, connu les épreuves les plus effrayantes et incroyables que l’on puisse concevoir, pour être sauvée par des louves avant de revenir chez elle. Des spécialistes de ces animaux restent dubitatifs. On apprend la supercherie. L’auteure n’est pas celle qu’elle prétend mais elle a un point commun avec son héroïne : elle a vécu seule, ses parents ayant péri sous l’Occupation. Seule et rejetée par les camarades de son âge. Cette histoire est un conte de fées et il a de nombreux auteurs : Misha Defonseca et ses lecteurs, qui ont voulu croire. Pierre Bayard développe la notion de vérité subjective, opposée à la vérité factuelle, mais indispensable à notre équilibre. Un peu celle qui conclut l’un des plus beaux poèmes en prose de Baudelaire, « Les Fenêtres » : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Si l’exemple de Misha Defonseca a quelque chose de tragique, voire de pathétique, celui de Chateaubriand est plus drôle. L’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe raconte son séjour aux États-Unis, et sa rencontre avec Washington. Enfin, presque. L’événement n’a pas eu lieu. Reste sa nécessité pour l’écrivain. Pierre Bayard en traitait déjà dans Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? C’est la « vue en perspective », chère à l’écrivain : on garde ses distances avec ce que l’on décrit, « afin de le saisir dans sa profondeur historique ».
Difficile de savoir si cette vue en perspective vaut aussi pour Saint-John Perse. Parmi tous les chapitres amusants, celui-ci se distingue. On voit en effet le poète fabriquer le volume de la « Pléiade », écrire sa biographie à la troisième personne en se donnant la part belle (de Gaulle est un personnage secondaire puisque le poète quitte la France vaincue le 16 juin 1940) et inventer sa correspondance de jeunesse, sans craindre certains oublis et surtout des anachronismes. Un mot clé : unité. Saint-John Perse veut donner une continuité à son existence, lier le poète et l’homme, montrer qu’un même élan caractérise la correspondance et la poésie. On ne dévoilera pas la conclusion à laquelle arrive Pierre Bayard : attendons que la correspondance secrète dont il parle soit publiée.
Plus drôle encore est la vie sentimentale d’Anaïs Nin, dont font état 35 000 pages d’un journal, son seul vrai compagnon. On se contentera de citer le titre du chapitre : « Où l’on montre qu’avoir en même temps cinq amants ou deux maris implique un minimum d’organisation. » Anaïs mène au moins deux vies, l’une à New York, l’autre sur la Côte Ouest. Obligée de se dédoubler, elle conçoit sa « Boîte à mensonges », un fichier (en double exemplaire) dans lequel elle note ses « vérités successives ». Saint-John Perse cherchait une unité, elle refuse une image figée, et au fond, se réinvente.
Si l’on s’amuse souvent en lisant, il arrive que le sourire se crispe. Qui a vécu les années soixante-dix se rappelle De la Chine, best seller de Maria Antonietta Macciocchi, qui vantait les formidables avancées du pays alors dirigé par Mao. Toute une intelligentsia parisienne s’exalta avant que Simon Leys à la mémoire de qui cet essai est dédié, ne dégonfle l’outre. L’auteure était allée en Chine, elle avait observé, écouté, mais ce qu’elle voulait bien voir et entendre. Elle avait sa grille de lecture. Les ravages de ces « biais de confirmation », nous les connaissons bien et ils sont plus dangereux aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Le « besoin de croire » que Leys lui avait opposé a persisté chez Maria Antonietta Macciocchi : le pape Jean-Paul II a remplacé dans son esprit le dictateur chinois.
Hannah Arendt et sa banalité du mal, Welles adaptant Wells, Steinbeck, son épouse et son chien, voici quelques protagonistes de cette fiction critique que l’on explorera au fil des chapitres.
Que propose Bayard ? D’abord que l’on enseigne l’art de la fiction dans les établissements scolaires pour que l’on en comprenne la puissance et l’importance, et que l’on distingue de mauvaises fables de celles qui aident à vivre. Ensuite que l’on accepte l’indispensable part de l’imagination.
L’exemple final de Rawicz en est l’illustration. Slavomir Rawicz racontait dans À marche forcée sa fuite du Goulag et sa traversée d’espaces hostiles, jusqu’en Inde. On avait mis en cause ce récit, considéré qu’il avait inventé, ou s’était attribué les aventures d’un autre. Sylvain Tesson a accompli le périple de Rawicz et ce qu’il en conclut est beau : « Culturellement, je serais plutôt du côté des cœurs simples qui aiment à croire aux belles histoires que du côté des sceptiques qui sont toujours prompts à réfuter chez les autres des actes qu’eux-mêmes n’auraient pu accomplir. »
Ceux que Bayard appelle les « chicaneurs », et qui préfèrent le « basé sur des faits vrais » aux vertiges de la fiction gagneront à lire cet essai vivifiant.

Norbert Czarny

• Pierre Bayard « Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? », Éditions de Minuit, 2020, 174 p.
Voir sur ce site :
« Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? » Entretien avec Pierre Bayard, par Norbert Czarny.
« Il existe d’autres mondes », de Pierre Bayard, par Stéphane Labbe.
« Aurais-je été résistant ou bourreau ? », de Pierre Bayard, par Yves Stalloni.
 

Norbert Czarny
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