"Cosmopolis", de David Cronenberg

Don DeLillo, l’un des plus importants romanciers américains d’aujourd’hui, est un sculpteur de mots qui a la spécialité d’extraire de la gangue du langage un style précis, détaché, anatomique.

Ses intrigues fragmentées, complexes et épurées à la fois, dévoilent au fil des pages leur singularité. Et il se complaît dans les situations apocalyptiques, qu’il fait revivre à ses lecteurs comme le 11 septembre dans L’Homme qui tombe (2008), ou qu’il prophétise comme dans Cosmopolis.

On trouve en effet dans ce petit roman de 2003 adapté au cinéma par David Cronenberg une saisissante chronique de la crise des subprimes de 2010.

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Time is money

Le film, comme le livre, nous fait vivre le trajet immobile d’Eric Packer – golden boy qui s’est enrichi avant les années 2000 grâce à l’ascension fulgurante d’une petite start up – dans un New York paralysé par un embouteillage monstre, pour aller se faire couper les cheveux. Le générique de début, filmé en accéléré, fait entrer et sortir à toute vitesse les visiteurs d’Eric dans sa limousine blanche. Le rythme est donné : time is money.

À la tête d’un empire de banques et de multinationales, Eric guette les défaillances des marchés. Ce génie visionnaire des mathématiques appliquées à la finance fait des calculs infinitésimaux pour prévoir les variations du yen (dans le roman) ou du yuan (dans le film), raflant d’énormes quantités à la baisse pour revendre à la hausse. Sauf que cette monnaie, ce jour-là n’en finit pas de monter, contre toute prévision.

David Cronenberg a accentué le huis clos jusqu’à l’étouffement. Presque tout le film se déroule dans cette limousine blindée, tapissée de liège, carrelée de marbre, bourrée d’ordinateurs et de gadgets électroniques. C’est le bureau d’Eric, son abri contre le monde extérieur, et il en bouge peu, même s’il a un vaste et somptueux appartement dans la plus haute tour de la ville. Il y reçoit ses conseillers, son médecin, ses maîtresses, mais il en sort pour tenter de communiquer dans les cafés avec sa riche héritière de femme, poétesse avec qui il n’a presque pas fait l’amour. Car Eric aime Elise, la poésie, la musique de Satie, son homonyme, mais aussi le rap de Brutha Fez.

Par la vitre de sa limousine, il suit son enterrement accompagné de smurfers et de derviches tourneurs, en constatant que « le tourbillon [est l’image] même du dépouillement absolu ». Il aperçoit aussi en chemin un homme qui s’immole par le feu, une émeute anticapitaliste en plein cœur de New York et surtout des rats, qui pourraient, comme l’écrit Zbigniew Herbert, devenir l’unité d’échange. Alors, soudain, frustré de ne plus rien comprendre, de ne même pas pouvoir contrôler la vie des mots, si vite périmés, et rester plus de quelques minutes avec sa belle épouse Elise, Eric voyant le yuan continuer de monter au lieu de baisser, décide de perdre toute sa fortune, y compris les millions de sa femme. C’est désormais la seule chose qui l’excite.

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Un récit à trois voix

Le récit de DeLillo est à trois voix : on a du mal à distinguer celle d’Eric, au style indirect libre, de celle du narrateur, qui raconte sa vie à la troisième personne. Enfin l’assassin d’Eric, Benno Levin ou Richard Sheets, s’autoanalyse à la première personne dans un journal intime, avant et après le meurtre. David Cronenberg, lui, essaie d’échapper à la “stupidité cinématographique du geste » (DeLillo) en se focalisant sur les visages, celui de Robert Pattinson, à peine sorti de Twilight pour incarner ce mort en sursis, ceux de ses gardes du corps, encore plus en danger que lui, celui de son coiffeur, père de substitution avec qui sa complicité est évidente, et, dans le dernier tiers du film, celui de Paul Giamatti, son ancien employé qui crache sa haine et sa rancune à sa future victime avec une violence rendue plus frappante par les longues focales et les gros plans.

Les rats, omniprésents, viennent rejoindre, dans l’univers du cinéaste, la mouche ou les insectes du Festin nu. Tandis que la limo ressemble à un mille-pattes. L’ambivalence règne, l’animalité et la violence ne demandent qu’à ressurgir, l’homme postmoderne est guetté par la déshumanisation du fait de sa perte de contact avec la réalité. Le récit est submergé par l’image, le moment gagne en intensité, le monologue, impossible à l’écran, fait place au dialogue de sourds, à l’affrontement verbal. Et les mots de DeLillo prennent tout leur poids : le capitalisme c’est le meurtre. Et l’autodestruction assurée.

L’argent, dématérialisé, est devenu une abstraction. Mais une abstraction vivante, comme les virus informatiques, autre  obsession de Cronenberg. Personne ne peut prévoir le comportement des marchés, aucun modèle mathématique ne peut en rendre compte, car ils sont doués de vie et façonnés de hasard. Seuls les êtres qu’ils ont suscités sont prévisibles, «ces hommes et ces femmes […] nécessaires au système qu’ils méprisent. Ils lui procurent énergie et définition. Ils sont motivés par le marché. Ils s’échangent sur les marchés mondiaux. C’est pour ça qu’ils existent, pour vivifier et perpétuer le système».

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Le tragique de la fatalité capitaliste

Le médecin d’Eric lui a dit, ce matin-là, que sa prostate est asymétrique, et toute sa conception du monde s’effondre. Car il n’a jamais envisagé le moindre dysfonctionnement dans l’univers qu’il croit contrôler. Celui de l’argent abstrait comme la peinture ou la poésie qu’il aime, celui de la fortune en soi, si différente des transactions sur parole des diamantaires juifs, avec leur «argent dur, brillant, à facettes». Peut-être aurait-il dû «traquer le yen dans ses tics et ses bizarreries».

Désormais tout lui est égal. Eric, héros tout-puissant et si vulnérable, quitte sa limousine pour le salon miteux de ce coiffeur qui lui coupe les cheveux depuis sa petite enfance, puis pour l’appartement en ruines de Benno Levin, où l’attend son destin. Il doit mourir en 191 pages chez DeLillo. Cronenberg orchestre cette chronique d’une mort annoncée en une heure 48 minutes. Dont un superbe générique de fin sur un tableau de Rothko, le peintre préféré du jeune homme.

Le livre invente un tragique très actuel, celui de la fatalité capitaliste, programmée sur ordinateur, nouvelle chute d’Icare. Le film crée un fantastique froid à l’image du cynisme ambiant : il met en scène un cauchemar technologique, dans lequel Eric rêve, à travers la cérémonie funèbre de Brutha Fez, son propre embaumement de pharaon d’aujourd’hui. Une politique-fiction statique, aux couleurs sombres, enfermée dans le « long habitacle » de la limo, sous la lumière crue des écrans allumés a giorno.

Anne-Marie-Baron

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

Un commentaire

  1. Merci de rendre ma vision d’un film plus fine. Trouvé celui-ci profondémént désabusé,si peu de place pour le désir, un texte très intelligent, l’irruption de ce qu’on ne peut comprendre pour justement comprendre. Beau théme de l’assymétrie et de l’imprévu dans ce gillage métallique.

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