Dans la cellule : "La Cache", de Christophe Boltanski

"La Cache", de Christophe BoltanskiLa « rue de Grenelle » est l’hôtel particulier dont les Boltanski ont été locataires pendant une longue période. Dans cet endroit habite encore Jean-Élie, frère du plasticien Christian et du sociologue Luc.
C’est le fils de ce dernier, Christophe, connu comme reporter, qui écrit le roman vrai de cette famille étonnante et de ce lieu qui ne l’est pas moins.
Le plan du roman suit celui des pièces ou espaces décrits : la cache, qui donne son titre au livre, y apparaît dans le chapitre intitulé « Entre-deux ». Cet entre-deux désigne un réduit au premier étage, non loin de la salle de bains, également décrite, et des escaliers menant au rez-de-chaussée où tout commence. Le premier lieu décrit est l’intérieur… d’une Fiat 500. C’est en effet grâce à ce « pot de yaourt » que les Boltanski sortaient de leur hôtel particulier, en groupe.

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Une narration très factuelle

Outre les grands-parents, Étienne et Marie-Élise, il y avait Anne, sœur adoptive des trois frères, Jean-Élie, l’aîné des fils Boltanski, et le narrateur. La famille sortait toujours groupée, se rendait ainsi au restaurant où elle partageait les plats à l’économie, voyageant parfois jusqu’au bout du monde, mais cette fois en Volvo, plus confortable. Sans en sortir… Les trois frères n’ont aucun ami, même si Jean-Élie, comme Luc, ont fait des études.
Christian Boltanski raconte lui-même, dans un livre paru il y a quelques années, ses années passées dans cette maison quittée tardivement. Il ne supportait pas la contrainte scolaire et a commencé à construire son univers dans le grenier de l’hôtel particulier. Son neveu et narrateur en a été le premier témoin, et bien des œuvres du plasticien décoraient les pièces. Seul Luc a « trahi » : c’est le verbe qu’emploie Mère-Grand, sa mère et centre du roman à bien des égards.
Elle passe une partie de son temps dans la chambre, installée pour écrire sur son lit, qu’entoure toute la famille. Elle convie ses invités au salon pour leur servir quelques portions réduites. Non par avarice, mais parce que la nourriture, on le constate dans tout le récit, occupe une place à la fois négligeable et singulière. Tant dans sa préparation que dans sa consommation. Le narrateur ne juge pas ; il rapporte, décrit, à coups de phrases sèches et précises, surtout factuelles.

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Un effet sidérant

L’émotion naît de l’effet sidérant produit par ce qu’on lit. Les seuls moments où perce la violence dont sont victimes les Boltanski, et qu’ils affrontent avec courage et dignité, ce sont les moments liés aux guerres ou à la maladie. Marie-Élise est atteinte de polio ; elle doit renoncer à ses études de médecine.
Elle passe de longs mois à l’hôpital, ne laisse rien paraître. Handicapée par la maladie, elle refuse de marcher avec des cannes ; ce sont ses fils qui l’aident à avancer. Elle refuse de porter des souliers orthopédiques, elle se met en colère à la moindre allusion au mal ; elle refuse de vieillir et cache jalousement son âge.
Son mari, Étienne, n’est pas moins courageux, en d’autres circonstances. Il est médecin militaire dans les tranchées, en 1916, voit les pires blessures, connaît la saleté, la maladie et l’horreur de ce temps. Il n’en laisse rien paraître. Il a appris à lutter sans se plaindre : issu d’une famille juive pauvre immigrée d’Odessa, il est devenu médecin, chef de clinique, affrontant l’hostilité de collègues qui cachent mal leur antisémitisme devant ce rival trop doué pour eux.
Pendant l’Occupation, il trouve refuge dans l’« entre-deux », dont il ne sortira pas pendant vingt long mois. On comprendra qu’il vacille en retrouvant le dehors et la lumière du soleil, en août 1944.
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Christophe Boltanski, héritier de la tourmente

Christophe Boltanski présente ces êtres à la fois fous et merveilleux, et dit le bonheur d’enfant qui a été le sien dans cette maison sans âge, espace livré à l’imagination. À lire ce qu’il raconte, on peut être étonné. Christophe Boltanski est un héritier de la tourmente, un enfant d’une France rance.
Mère-Grand est née dans une famille de bourgeois rennais qui se prétendait liée à Bonaparte. Elle était la septième fille, non attendue, et ses six sœurs entraient dans le moule d’un catholicisme provincial plus que conservateur. Elle-même avait été adoptée par une bienfaitrice de la Mayenne, une veuve qui avait décidé de lui léguer sa demeure. Elle avait tout pour continuer dans cette voie faite de bondieuserie et d’hypocrisie.
Elle a milité au PCF dont la minuscule section du VIIe arrondissement se rassemblait dans son salon. Elle a pris un pseudonyme, écrit des romans à trame autobiographique et elle a aussi recueilli les témoignages des plus démunis, des gens âgés, des malades à travers des livres qui font d’elle une belle personne.
Son attitude à l’égard d’Étienne l’atteste plus encore : elle a compris avant lui que, dans la France devenue pétainiste, un homme comme lui, tout ancien combattant qu’il était, n’avait guère de chance de s’en sortir. La mise en scène organisée pour le sauver témoigne d’un talent aussi grand que son amour.
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La ruche de la rue de Grenelle

Ce mot « amour » n’est pas galvaudé quand on lit La Cache. Christophe Boltanski montre des êtres qui s’aiment, quand bien même ils ne s’embrassent jamais, semblent se tenir physiquement à distance les uns des autres. La « rue-de-grenelle » est une ruche autant qu’un abri contre un monde qu’ils craignent, souvent à juste titre. Mère-grand écrit, Étienne est médecin, mais son véritable engagement tient à sa foi chrétienne (il s’est converti dans les années 1930, par conviction).
Dans sa cache, il lit et interprète les épisodes de la Bible. Christian devient le plasticien que l’on connaît, Luc est chercheur en sociologie mais aussi poète, et Jean-Élie un linguiste plus qu’érudit et toujours discret.
Si l’hôtel particulier est le centre de tout, on voit aussi ce qui l’entoure. On croise les voisins peu amènes, auditeurs de Radio Paris en 1943, délateurs ou gens haineux. On assiste au retour de Zina, l’amie déportée, au Lutetia ; on perçoit les rumeurs d’un siècle effrayant.
Mais la vie continue dans la cellule que les Boltanski se sont créée et elle est bizarre, foutraque, peu conventionnelle. Les grands-parents ont donné l’impulsion, leur folie qui aurait pu être destructrice, qui aurait pu annihiler tout désir chez les uns et les autres a, au contraire, donné envie de vivre… et de sortir de la rue de Grenelle !

Norbert Czarny

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• Christophe Boltanski, « La Cache », Stock, 2015, 340 p.
 
 

Norbert Czarny
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