De l’avenir faisons tablette rase ?

tablettesLes chiffres ont plu à la fin de l’année dernière, aux deux acceptions de ce participe passé malicieux.
Divers instituts de sondage et cabinets d’études les ont fait pleuvoir, tout d’abord :
Dès octobre 2013, un sondage Digital Book World – Play Collective indiquait qu’aux États-Unis 46 % des parents envisageaient d’offrir pour Noël une tablette à leur enfant de 2 à 13 ans. Selon le cabinet NPD Group Inc – un des leaders mondiaux des études de marché –, la tablette éducative était en passe de devenir le jouet le plus vendu en France en 2013.
La même étude indiquait qu’en moins d’un an, les ventes de tablettes préscolaires avaient plus que doublé : au 1er décembre, près de 440 000 avaient déjà quitté les rayons. Sous le sapin, la tablette occupait la première place du top des ventes. Son taux de pénétration augmente, comme ils disent, d’un air plus ou moins pénétré, d’ailleurs.

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Militants inconditionnels de la tablette…

Quelques commentateurs ont déclaré qu’ils leur plaisaient, ensuite. On ne compte plus les écoles, collèges, et à présent les écoles maternelles qui décident de se montrer innovantes, performantes, j’en passe et des meilleures – compétitives, peut-être ? En équipant leurs élèves en tablettes. Les collectivités territoriales financent sans barguigner. Le ministre de l’Éducation nationale se félicite. Les associations de parents d’élèves en réclament davantage.
L’avenir est radieux, le progrès en marche et les courses de Noël diablement simplifiées tout à coup. De sept mois – bientôt – à 107 ans, plus fort que Tintin en son temps : la tablette pour tous ! Mais surtout pour enfants, de plus en plus jeunes, de plus en plus tôt, de plus en plus partout : ils seront meilleurs à l’école, ficheront la paix à la maison, et, last but not least, dans les files d’attente, à table et en voiture, «  ça les aidera à patienter ».
 

…et réfractaires insoupçonnés

Hélas, quelques dangereux réfractaires menacent de troubler ce bel ordre. On n’arrête pas le progrès ? Eux ont décidé que si. Que cette épidémie ne passerait pas par eux. Qui sont-ils donc ? Des écolos colibris de Pierre Rabhi, adeptes de la sobriété heureuse sur le plateau du Larzac ? Des dinosaures arriérés, lecteurs fous des livres papier de Jacques Ellul et Cornélius Castoriadis ? Le misonéiste et néanmoins neuroscientifique Michel Desmurget, inlassable contempteur, à longueur de livres et de conférences, des dégâts causés par l’usage des écrans sur les cerveaux enfantins ? Des nostalgiques de la lampe à huile et de la marine à voile ?
Vous n’y êtes pas. Ces rebelles, ces anticonformistes, ces prophètes de la désobéissance technologique sont employés, cadres, voire cadres supérieurs chez eBay, Google, Apple, Yahoo et autre Hewlett-Packard dans la Silicon Valley, en Californie. Ceux-là même qui mettent au point, perfectionnent et diffusent, d’année en année, les joujoux extraplats et ultrapédagogiques conçus pour provoquer l’assuétude chez vos enfants. Ils en sont fiers, peut-être. Ils sont (grassement) payés pour, en tout cas.
Et une partie conséquente de leur mirobolante paie, les voilà prêts à la dépenser dans une école privée. Une école Waldorf comme il en existe 160 dans le pays. Celle de Los Altos. Une école unplugged, comme on dit, ce qui signifie le contraire de branchée. Une école à taille humaine (196 élèves) où les écrans sont personæ non gratæ.
Là, encadrés par des adultes disponibles, les enfants développent leurs cinq sens, apprennent la couture, la musique, la cuisine, l’écriture à la craie, la peinture à doigts, la méditation en pleine conscience et l’arithmétique assistée par le partage de gâteaux faits à la main. Ils ne touchent pas à une tablette, sauf de chocolat, ha ha, de toute la sainte journée. De la laïque journée non plus, du reste.

Et si les écrans inhibaient la pensée créative, au lieu d’ouvrir à l’autre et au monde ?

Lisons le témoignage d’un des parents masochistes, Alan Eagle, titulaire d’un diplôme de sciences informatiques, responsable de la communication et accessoirement plume du président de Google de son état : « L’idée selon laquelle une application sur un iPad puisse apprendre à mes enfants à mieux lire ou calculer ? Ridicule », tranche-t-il. « Les écrans inhibent la pensée créative, l’imagination, le mouvement, le contact humain et la capacité d’attention », renchérissent les autres en chœur.
Mais attention, n’espérez pas les imiter. Pas de blague ! Si vous arrêtiez d’acheter les engins de malheur en rangs par deux, bientôt les firmes multimillionnaires de la Silicon Valley chuteraient en Bourse, se verraient obligées de dégraisser… Bonjour fins de mois difficiles ! Et adieu l’école Waldorf !
Alors, soyez bons. Faites un geste pour l’éducation. Continuez d’acheter, ou mettez-vous-y de toute urgence, une, deux, trois tablettes à vos enfants, petits-enfants, élèves, voisins, neveux et nièces, filleuls, et autre progéniture. Pour que les enfants d’Alan Eagle puissent continuer à patouiller dans la boue et la pâte à tarte et à chanter des comptines de leurs petits gosiers avec des vraies cordes vocales dedans. Faites ce qu’il dit, pas ce qu’il fait. L’avenir du monde et de ses maîtres en dépend. Ne voilà-t-il pas une belle et grande responsabilité pour l’année à venir ?

  Sophie Chérer


• Source : “A Silicon Valley School That Doesn’t Compute”, article de Matt Richtel paru dans le “New York Times” du 22 octobre 2011.
• Michel Desmurget, “TV Lobotomie : la vérité scientifique sur les effets de la télévision”, Max Milo Éditions, 2012, 320 p.
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Selon une enquête GFK/Médiamétrie dont les résultats ont été communiqués le 6 février 2014, près de trois foyers français sur 10 (28, 7 %) sont équipés d’une tablette, contre 5 % en 2011.
Le profil des utilisateurs a évolué depuis deux ans :
Depuis 2011, […] l’apparition de tablettes plus accessibles […] a permis une démocratisation de l’accès à cet équipement. En 2011, le profil des foyers était marqué par une surreprésentation forte des chefs de foyer CSP+ (52, 6 %), âgés de 35 à 49 ans (41 %) et des foyers composés de 1 ou 2 personnes (51, 2 %).
En 2013, les chefs de foyers CSP+ ne sont plus majoritaires parmi les équipés tablettes (45, 1 %, soit -7, 5 points).  Les foyers dont le chef est âgé de 50 ans et plus ont pris le relais des 35-49 ans (42 %, +5, 2 points) devenant la tranche d’âge la plus représentée.
Enfin, les foyers avec enfants sont plus représentés qu’en 2011 (39, 4%, + 7,4 points)
 
Une enquête Ipsos-France sur “Le comportement médias des jeunes de moins de 20 ans”, publiée le 11 février 2014, conclut : 
“L’équipement en écran connecté s’envole auprès des jeunes. En un an, la pénétration des tablettes auprès des foyers avec enfants a plus que doublé, passant de 18 % à 46 %. Et plus d’un adolescent sur deux possède désormais personnellement son propre smartphone. Les applications de jeux sont les plus téléchargées (80 % des adolescents), suivies des applications de musique, et de séries. La très grande majorité est gratuite. Les réseaux sociaux poursuivent également leur ascension : Facebook maintient un taux d’utilisation de 80 %, et Twitter dépasse désormais 20% d’utilisateurs parmi les 13 à 19 ans.
La consultation des nouveaux écrans ne se substitue pas pour autant à la lecture des supports traditionnels, qui reste fondamentale dans la vie des jeunes. Au contraire. Les jeunes équipés de tablettes ou de smartphones lisent plus que les non équipés (68 % vs 58 %).”
 
• Voir sur ce site : “Petite Poucette”, de Michel Serres, par Yves Stalloni.

Sophie Chérer
Sophie Chérer

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