"De toutes mes forces", de Chad Chenouga
« Me plonger dans les études, c’était pour moi le seul moyen de m’en sortir. Il fallait avoir la “niaque” de bosser et bosser encore. Comme un rapport mortifère aux études… »
Cette belle détermination est celle (ancienne) de l’acteur-réalisateur Chad Chenouga qui, à l’occasion de la sortie de son deuxième long-métrage, De toutes mes forces, évoque sa difficile scolarité et sa prise en charge par les services de l’Aide sociale à l’enfance suite au décès de sa mère toxicomane.
« À l’époque, précise-t-il, tant qu’on passait en classe supérieure, on continuait à être aidé par la DASS, et ça pouvait aller jusqu’à 23 ou 24 ans, même s’il était rare que les jeunes placés fassent des études supérieures. C’était une aide modeste mais essentielle ; elle m’a permis de faire un troisième cycle d’économie, et d’intégrer Sciences Po Paris, d’où je suis parti avant la fin du cycle d’études car je ne m’y sentais pas tout à fait à ma place… ».
Qu’importe. Sa place, Chenouga la trouvera ailleurs, devant et derrière la caméra. À la télévision et au cinéma.
Une représentation fortement contrastée
On l’aura compris, De toutes mes forces est une œuvre amplement autobiographique. Comme son auteur issu de l’immigration, Nassim, 16 ans, perd sa mère, et se retrouve aussitôt placé dans un foyer d’accueil de la banlieue parisienne. Ce faisant, et afin de ne pas accroître son désarroi, l’adolescent est admis à poursuivre son année scolaire dans le grand lycée de la capitale où il est inscrit, et où il a notamment tous ses amis.
Dès lors en contact avec de jeunes délinquants de la DASS, Nassim tente de cloisonner, de taire aux uns et aux autres sa « double » existence. Jusqu’au jour où sa petite amie de lycée débarque au foyer et rompt son fragile équilibre. Le mélange de colère et de honte qu’il en conçoit pousse Nassim au rejet de tous. Y compris de Mina, l’étudiante de médecine, avec qui il forme un binôme de travail, bien décidés à enrayer les lois déterministes de la vie en foyer.
Le réalisateur de 17, rue Bleue (2001) vise à la simplicité, sinon à l’efficacité de la démonstration. Son film, servi par de jeunes non-professionnels tout à fait convaincants, repose sur un dispositif que n’obère jamais l’excès de nuances… Sa peinture des deux milieux qui s’opposent à distance est clairement manichéenne. Les gentils petits bourgeois blancs d’une part, la turbulente jeunesse de couleur d’autre part.
Pour réductrice qu’elle soit, cette dualité n’est cependant pas un obstacle à la crédibilité du film dont le point de vue passe par celui de son jeune héros. La force du contraste est, par ailleurs, à l’aune de la violence exercée sur sa trajectoire, sur son existence brutalement arrachée au milieu qui l’a adopté. Un milieu, à l’inverse du sien, dont il partage les codes et où il parvient à s’épanouir.
Prompt au mimétisme (comme tout adolescent pour se fondre dans le groupe qu’il a choisi), Nassim ressemble à ses camarades de lycée qui, en retour, l’ont admis pour ce qu’il est, faisant fi de ses origines modestes. Inséparables, ils ont tous le même sens de l’humour, le même comportement, la même apparence physique. Ensemble, ils croupissent dans une scolarité paresseuse, médiocre, sûrs en définitive du succès final auquel leur classe sociale les promet grâce à ses nombreux garde-fous. Tous sauf Nassim, bien sûr…
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Nouveau départ
La mort de sa mère et son changement de vie corollaire agissent comme un révélateur sur l’esprit du garçon. Le déplacement géographique lui ouvre les yeux sur l’emplacement (social) que la vie lui a toujours assigné, tandis que le décès maternel fait naître en lui un sentiment de culpabilité, bientôt moteur d’un nouveau parcours à tracer et d’une morale à construire en guise de revanche (son analyse du « Revenant » de Charles Baudelaire en cours de français apparaît à la fois comme un hommage et une promesse).
Ce double bouleversement constitue le point de départ d’une importante prise de conscience, permettant d’enraciner de solides valeurs. En attendant, Nassim se réfugie dans le déni. Il louvoie, use d’un « subterfuge » (en s’inventant un oncle protecteur) et adopte une attitude bravache face à ses amis qui le questionnent. Sa mère est morte ? Et alors… La crânerie, le silence, la ruse apparaissent à ses yeux dessillés comme les premiers moyens de résistance face aux troubles qui l’assaillent (émotionnel, psychologique, identitaire, etc.).
Rejeté le soir de l’autre côté du périph’, Nassim mesure dès lors la distance sociale et culturelle qui le sépare de ses amis de lycée. La violence avec laquelle il rompt avec eux (après que sa copine l’a démasqué) traduit son amertume pour un monde auquel il a cru s’identifier et qui lui échappe désormais. La scène comique du fruit exotique mangé sans être épluché se charge d’ailleurs de lui rappeler que la complicité qu’il a tissée avec ses camarades de classe ne deviendra jamais connivence de classe.
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Un dossier stigmatisant
Sa rupture est également l’expression d’une rancœur contre ce que les malheurs de l’existence ont fait de lui en le remettant à sa place. Cette remise en place (ou ce « rappel à l’ordre ») est d’autant plus mal vécue par Nassim qu’elle s’accompagne d’un certain nombre de règles coercitives, propres à la vie en foyer et auxquelles il doit se soumettre. Pris en main par les services de la DASS, l’adolescent voit sa liberté lui échapper.
À cela s’ajoute le poids du dossier administratif censé l’accompagner durant son passage en foyer d’accueil. Ce dossier est une profonde source d’inquiétude pour lui. Nassim le perçoit comme une marque d’infamie, une entrave à son avenir. Le moindre écart de conduite (et un adolescent de 16 ans en commet parfois…) y est consigné.
Inquiet mais aussi révolté, l’adolescent n’a de cesse de transgresser les lois du foyer. Or, cette rébellion n’est pas tant l’expression d’un rejet qu’un désir d’émancipation. De bout en bout, Nassim se tient à distance respectueuse de ses « dangereux » compagnons de foyer, évitant ainsi de suivre la même voie déviante.
En se rapprochant de Mina, l’étudiante studieuse, il fait le choix du combat contre l’inéluctable et essaie de combler le « retard » qui le sépare de ses amis parisiens. Ensemble, ils travaillent d’arrache-pied, lui l’aidant à repasser ses cours de médecine, elle lui expliquant ses problèmes de mathématiques. Nassim et Mina travaillent dur, et leurs efforts sont d’autant plus méritoires que la mise en scène ne manque pas une occasion de pointer la carence des moyens matériels et financiers pour progresser (un seul poste Internet, peu de manuels de révision, des conditions de travail agitées, etc.).
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Geste d’espoir
« Moi, j’ai pris l’ascenseur social, se souvient encore le réalisateur aujourd’hui âgé de 55 ans. Les structures d’aide m’ont soutenu, mes études m’ont énormément servi, mais c’est beaucoup plus dur aujourd’hui. » Aujourd’hui où, y compris dans la fonction publique, le niveau de recrutement augmente à mesure que le nombre de postes mis aux concours s’amenuise…
Refusant pour autant de céder au découragement, Chad Chenouga accorde à son personnage principal le droit de s’affranchir de la réalité. Fût-ce par un violent coup d’éclat. À la fin, Nassim brûle son dossier administratif, et celui de Mina qui, après son échec au concours d’entrée en deuxième année de médecine, a tenté de se suicider.
Le geste purificateur du garçon contribue à effacer une mémoire jugée disqualifiante pour repartir à neuf. Son incendie apparaît comme l’ultime moyen d’insuffler ardeur et confiance à son amie autant qu’à lui-même, tous deux si seuls et si démunis pour vaincre dans les études et réussir à s’extirper de leur condition.
Philippe Leclercq