Dix ans dans la langue de l’autre

Au lycée Carcouët de Nantes, depuis dix ans, les élèves prennent la parole lors d’une journée spéciale, dans toutes les langues qu’ils connaissent : khmer, diaranké, wallisien, soussou, lina, arabe espagnol, breton, espéranto… C’est l’opération Tire ta langue, une fête et un partage de cultures.

Par Frédéric Palierne, professeur de lettres

Au lycée Carcouët de Nantes, depuis dix ans, les élèves prennent la parole lors d’une journée spéciale, dans toutes les langues qu’ils connaissent : khmer, diaranké, wallisien, soussou, lina, arabe espagnol, breton, espéranto… C’est l’opération Tire ta langue, une fête et un partage de cultures.

Par Frédéric Palierne, professeur de lettres

Le yagan a disparu avec sa dernière locutrice. Cristina Calderón, dernière représentante du peuple amérindien du même nom, est morte le 16 février 2022 à Punta Arenas au Chili. Au même moment, de l’autre côté de la planète, le russe subit une utilisation nationaliste alors qu’il s’agit de la langue véhiculaire de l’ex-URSS, que chaque pays parle tout en conservant son ou ses idiomes. Ces deux événements montrent à quel point la question de la langue est mêlée à celle de l’identité.

La Journée des langues du lycée Carcouët, consacrée aux langues parlées par les élèves de l’établissement, s’inscrit entre deux pôles : retrouver une pratique parfois perdue et dissocier langues et nations. Cet établissement, situé dans une zone de mixité sociale, est marqué par la pauvreté. Contrairement à la majorité des établissements qui accueillent les élèves de cinq ou six collèges, il arrive que les effectifs de celui-ci viennent d’une vingtaine d’établissements dispersés sur une large zone géographique. Il présente donc une identité sociale floue et tarde parfois à assurer une cohésion entre ses élèves.

La langue apparaît à la fois comme un enjeu d’identité culturelle et comme l’occasion de réfléchir à la diversité humaine en tant que ressource et richesse propres à cet établissement. Depuis dix ans, douze en réalité si l’on excepte les années Covid, exposition, cours et ateliers réunissent les pratiquants d’une ou plusieurs langues. Le dispositif initial, appelé Tire ta langue, s’est étoffé, parfois infléchi, mais la réussite des éditions ne se dément jamais. Avec un noyau de vingt à trente langues auquel viennent s’agréger des locuteurs qui découvrent ou redécouvrent des particularismes locaux, l’échange demeure vivant et riche. 

Chacun fait cours dans sa langue

Le dispositif initial s’est enrichi et accueille des conférences et des ateliers nouveaux au gré des arrivées et des départs de « spécialistes ». L’exposition centrale du foyer des élèves demeure le cœur de l’opération. Elle consiste en stands et panneaux présentant les langues de manière ludique, permettant de les situer dans le monde et proposant la traduction de la phrase titre – « Tire ta langue » – dans l’idiome affiché, sachant que le jeu de mots sur le terme « langue » est impossible à reproduire la plupart du temps. Les panneaux sont conçus sur un modèle unique, ce qui contribue à unifier la présentation.

De cet espace, qui accueille les élèves-visiteurs, partent les groupes vers les salles où ils se retrouvent, à une dizaine, face à un locuteur qui présente sa langue et fait son « cours ». Bien que les groupes ne choisissent pas toujours celui auquel ils vont assister, l’intérêt s’éveille vite. 

Après quelques tentatives « globales », une planification s’est mise en place pour gérer les flux : les plus jeunes, élèves en seconde, forment le gros des visiteurs, qui passent par les stands et les cours. Mais sur les espaces intermédiaires et pendant les temps de latence, lors des récréations et à l’heure du déjeuner, il arrive que les élèves et étudiants forment des groupes spontanés pour découvrir les langues que parlent ceux qu’ils connaissent. Pour pallier toute frustration, des répétitions d’atelier ou de petites conférences sur la langue sont mises en place dans les classes la semaine précédente ; elles tiennent lieu à la fois de répétition pour les participants et d’extension de la journée, par avance, pour ceux qui ne pourront pas s’y rendre.

Ateliers « langues de l’opéra » ou « Bollywood » et self composite

Les ateliers proposent des activités en fonction du choix des intervenants extérieurs (calligraphie arabe, apprendre à dessiner en hongrois) ou des ressources propres des « personnels » : atelier « langues de l’opéra » (collègue de l’intendance), « Bollywood » (collègue docteur en littérature hindi), conférences sur l’interculturalité ou bien l’utilité de l’araméen et dans son rapport à l’hébreu. Des jeux autour des langues existent également comme la « tempête linguistique » qui fonctionne sur le mode d’un jeu de chaises musicales. Et le self propose ce jour-là un menu composite de plats du monde.

Le croisement de ces différents modes de relation à la langue et les espaces variés qui sont investis à cette occasion renforcent le foisonnement autour de ces pratiques. Enfin, la création d’une bibliothèque sonorepermet de collecter les textes lus par les élèves dans la perspective de promouvoir leur culture. Certains choix peuvent paraître étranges, comme un texte turc sur les kangourous, mais, là encore, il s’agit de dépasser le pré-juger. En se présentant dans les deux langues, langue vernaculaire et français, les élèves créent et résolvent des questions de traduction qui ouvrent la voie à des apprentissages.

Fierté, confiance et place dans l’établissement

La question de la fierté, comme celle du respect, est souvent galvaudée et instrumentalisée. Avec Tire ta langue, il s’agit d’évoquer la fierté liée à la reconnaissance au sein du lycée. Les locuteurs deviennent visibles, prennent de l’autonomie, changent le regard des autres ; en un mot, ils prennent confiance, trouvent leur place au sein de l’établissement.

Dans le même temps, la richesse du lycée liée aux origines de ses élèves se trouve mise en valeur. À l’intérieur de l’établissement même, la microsociété que constitue le groupe des élèves allophones ne se lit plus au seul prisme d’une hétérogénéité qui recouvrirait celle des niveaux et des choix de filières. Elle devient un groupe aux identités multiples qui se présentent comme autant de manières de vivre, autant de cultures, un tissu combinant de multiples fils. La simplicité des effets est étonnante : partant de « Monsieur, ma langue, c’est pas vraiment une langue », on arrive au point que l’approfondissement et les idées viennent du locuteur lui-même.

Des élèves progressent également dans la découverte de l’autre et apaisent certaines tensions. La moitié de l’effectif de l’établissement est en effet constitué d’étudiants en BTS qui proviennent de l’académie entière, voire des régions voisines (Bretagne, Normandie), et se trouvent dans un bâtiment séparé, avec très peu d’échanges. Cette journée dédiée constitue donc souvent la première occasion de rencontres et d’échanges entre ces différents groupes. Le partage qui s’effectue va bien au-delà de la culture, il ouvre des perspectives pour les études après le bac. Les élèves du collège voisin, situé en ZEP, peuvent être invités alors qu’ils ne sont pas sectorisés sur ce lycée.

Échanges et résistances entre langues

Le premier échange marquant est celui qui s’installe entre les participants au fil de la journée, dans les moments de pause comme le temps du repas, et qui permet de tester la langue ou la culture de l’autre. La différence valorisante de la langue recrée du lien là où les élèves identifient des ressemblances, mais aussi des écarts entre, par exemple, peuls, congolais, sénégalais. Les participants se sentent réunis par une pratique commune même s’il subsiste parfois une part de résistance. Des stands voisins de lingala et de lari (Congo Kinshasa, République démocratique du Congo) ont vu le jour lors des dernières éditions, ainsi qu’une coopération entre locutrices turques et kurdes. En revanche, dans ce dernier cas, la coopération entre garçons de ces deux mêmes pays se heurte à l’obstacle nationaliste.

Un élève qui présente sa langue originale en vient assez vite, sous la pression des questions qui manifestent une réelle curiosité, à donner des informations sur son environnement, la façon dont sa famille vit, possède des attaches qui n’en font pas seulement une population déplacée, faible et pauvre dans le regard de l’autre et réduite à un noyau. Ainsi, une élève qui, partant du bambara et d’un mot pour désigner l’habitation, raconte comment son grand-père a construit une maison sur un terrain destiné à la famille tout entière et, pressée d’en donner les dimensions, désigne le campus extérieur. Cette fois, on est vraiment dans le démontage des préjugés au sens propre, à savoir l’idée, pas forcément péjorative d’ailleurs, mais imparfaite toujours, que l’on se fait de la culture de l’autre.

Cette expérience de prise de parole en langue maternelle débouche sur des conséquences inattendues : certains se découvrent des aptitudes à l’oral qui dépassent le simple tournoi d’éloquence. Au cours de trois ou quatre ateliers, les jeunes élaborent une véritable stratégie pédagogique afin de mettre en relief les particularités de leur langue.

C’est l’occasion de découvrir qu’un élève qui a passé une bonne partie de sa vie à suivre des cours a développé une capacité à transmettre un savoir, en structurant un rapide exposé, en se servant d’un tableau, en recourant à certaines des ficelles du métier – un métier qui repose aussi, et c’est une redécouverte que d’y assister, sur l’intérêt de comprendre à l’autre. Le public est certes bienveillant mais, à l’image de celui d’une classe, hétérogène avec ceux qui connaissent déjà la question et ceux qui la découvrent. Les participantes sont les plus enthousiastes : le projet est d’ailleurs majoritairement soutenu par les filles qui semblent traverser plus facilement les oppositions nationales.

Francophonie « à l’envers » et langues régionales

Nous n’avons pas pu jusqu’ici généraliser l’expérience au point d’atteindre un des objectifs de départ qui étaient de mettre en place une manière de francophonie à l’envers. Soit une expérience qui, partant du retour à une langue vernaculaire qui ne subsiste bien souvent que par les parents, chemine ensuite vers la langue française.

Pour la première fois, la langue bretonne a été représentée lors de l’édition 2022 qui s’est tenue à la fin du mois de mars. De quoi poser la question des forces qui concourent à la survie des langues. Il faut la conscience et la force d’un groupe, bien sûr, mais aussi une décision politique. À l’image de celles sollicitées par les langues régionales auxquelles, à bien des égards, ces langues renvoient.

Enfin, pour terminer sur une note optimiste, Cristina Calderón a déclaré avant de mourir qu’elle serait la dernière à parler couramment le yagan. Sa fille participe au Chili à l’élaboration de la nouvelle constitution qui intègre la sauvegarde des langues indigènes, et sa petite-fille tente de la faire revivre.

Le lycée compte une bibliothèque sonore qui accueille essentiellement des berceuses et des comptines, des textes de l’enfance qui renvoient à la simplicité première de la langue, ainsi qu’à une jeunesse retrouvée. Face à la diversité du recrutement et à la difficulté de trouver sa place au sein de la communauté éducative, se réapproprier sa langue apparaît bien comme un facteur d’intégration. La pratique de la langue agrège très vite la culture, la musique et l’art culinaire et met en œuvre une véritable interculturalité qui dépasse la pétition de principe : l’identité, c’est ce qui se construit avec l’autre.

F. P.

Frédéric Palierne
Frédéric Palierne