Donner le goût de l’Histoire : l’enjeu de la lecture historienne au lycée

Comme pour toutes les sciences sociales, l’apprentissage de l’Histoire nécessite une confrontation directe avec la réflexion d’un auteur, avec son cheminement intellectuel, la manière dont il pense son art, son « métier ». L’expérience de cours d’historio-graphie donnés à l’université en deuxième année de licence montre cependant que trop d’étudiants, à ce stade avancé de leurs études historiennes, n’ont ni lu ni annoté des ouvrages ayant marqué la pensée historique. Sans compter leur ignorance des dernières recherches ou des thèses plus « classiques » dont certaines, pourtant lointaines, conservent toute leur utilité documentaire pour des esprits en formation.
Ce constat ne doit pas amener à condamner une jeune génération qui serait présentée comme ignare et paresseuse, adepte de synthèses et de compilations de textes bien trop brefs pour donner à lire la complexité et l’intelligence de la pensée historique. C’est aux pédagogues de proposer, le plus tôt possible, lectures et comptes rendus. Dès le lycée, il est en effet possible d’offrir aux élèves d’entrer dans la « fabrique de l’Histoire » et de leur en donner le goût.

Mieux appréhender la pensée historienne

La très populaire littérature de jeunesse s’est emparée de la fiction historique dès l’école primaire, puis au collège. Les récentes commémorations de la Première Guerre mondiale ont montré son succès éditorial et sa riche utilisation pédagogique. Cette première approche de l’Histoire comme récit et enquête passe, en même temps, par la lecture d’extraits de grands textes historiques, comme L’Iliade d’Homère1 ou La Chanson de Roland.
Il s’agit, au lycée, de passer un nouveau cap, et d’associer un thème à un ou plusieurs historiens et à leurs œuvres. L’Histoire s’écrit et se lit ; elle s’étudie à travers des sources, mais aussi en se mesurant à la pensée d’un auteur, à une recherche, une thèse. S’instaure alors un dialogue fructueux (qui passe aussi par la forme du récit historique) entre le jeune lecteur et l’écriture de l’Histoire.
Pour tous les futurs étudiants – particulièrement en sciences sociales (quelles qu’elles soient), politiques – juristes ou candidats aux classes préparatoires, il semble important, en amont d’un passage dans l’enseignement supérieur, de mieux appréhender ce qu’est la pensée historienne. Et plus encore pour de potentiels étudiants en Histoire… afin de conforter ou d’infirmer leur choix. De ce point de vue, une plongée dans la fabrique historienne ne peut être que salutaire, d’autant qu’elle servira la formation citoyenne.

Lire pour s’approprier et se former au monde

L’Histoire occupe en France une place singulière. Le succès rencontré par les commémorations ou l’édition de livres historiques en témoigne. Les polémiques récurrentes sur son enseignement, ou celles qui fleurissent régulièrement autour d’une thèse historienne, révèlent dans l’espace public ce goût des Français pour le passé. L’engouement pour des projets d’indexations participatives ou le plébiscite de sites Internet documentaires, comme Mémoire des hommes2, nourrissant recherches et groupes généalogiques, laissent à penser que cet appétit pour l’Histoire reste bien ancré dans notre société. Les productions culturelles, jeux vidéo ou chaînes YouTube (Nota Bene, par exemple, animé par Benjamin Brillaud) recueillent un engouement croissant.
En parallèle, et plus traditionnellement, on construit, conserve, valorise de multiples lieux de mémoire à travers toute la France, la notion de « patrimoine à sauvegarder » venant soutenir une présence accrue de l’Histoire au cinéma ou dans les séries (signalons le succès de La Petite Histoire de France, série télévisée produite par le comédien Jamel Debouzze). Ainsi, des médiateurs classiques, comme le livre (en particulier le livre de jeunesse ou la bande dessinée3), ou plus modernes, comme Internet, viennent alimenter la demande sociale d’Histoire.
L’école reste, dans ce paysage, le lieu essentiel de l’apprentissage de l’Histoire en tant que récit partagé du passé et discipline à haut pouvoir de connaissances et de compétences4. Celle-ci s’appuie sur des programmes officiels qui servent de guide et demeure un pilier républicain à forte portée civique. Enseignée jusqu’en classe de terminale, l’Histoire participe à la construction d’un regard commun sur le passé de la France, de l’Europe et du monde, non sans susciter parfois de vifs débats sur la question des fondamentaux à transmettre aux élèves (le serpent de mer de la sainte chronologie, par exemple…), de l’« identité nationale » ou de l’Histoire comme champ de compréhension des mouvements sociaux5.

Lire l’Histoire : un moyen incontournable d’accéder au savoir

L’Histoire enseignée s’appuie sur la parole du maître et sur la mise en œuvre de séquences réflexives élaborées à partir d’exemples de traces du passé : extraits de textes, images fixes ou animées, œuvres d’art. Elle utilise les concepts et outils de l’Histoire savante, scientifique, chère aux méthodiques : usage documentaire de l’archive passée au crible de la critique (interne et externe), enquête, problématique, déduction et synthèse.
Deux écueils, parmi d’autres, guettent cependant l’Histoire scolaire : le premier, un apprentissage conservateur du passé par et pour lui-même qui n’est que très peu abordé à partir de questions posées au présent. L’« éloignement » du passé le rend difficilement sensible pour les élèves. Pourtant, le passé tisse avec le présent des liens forts. Ce sont les problématiques du présent qui nous donnent le passé à interroger et à comprendre afin de construire un savoir utile à la compréhension du monde d’aujourd’hui. Second écueil : les élèves n’abordent souvent le passé qu’à partir d’extraits de sources, parfois d’extraits de travaux d’historiens, trop peu mis en valeur dans leur plénitude de recherche, trop peu associés à une époque, un auteur, une thèse.
Si la parole du maître est essentielle, la lecture reste un moyen incontournable d’accéder au savoir. Et l’Histoire se construit sur des livres marquants écrits « au présent » de leurs auteurs. Montrer que la recherche historique part de questions posées au présent permet de réintroduire du sens : on pourrait ainsi facilement suivre avec les élèves, en une séquence, comment s’est transformé notre regard sur les causes de la chute de l’Empire romain (devenue « fin de l’Empire » ou « Antiquité tardive »). On est passé de la lecture humaniste qu’en livre Edward Gibbon dans son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, au XVIIIe siècle, à la lecture écologique de Kyle Harper6, en 2019, pour qui la fin de Rome serait due à des transformations climatiques. N’est-ce pas que l’Histoire est liée aux sociétés qui l’écrivent ?

Des ouvrages accessibles à des lycéens

Ce voyage dans les livres et l’historiographie est possible et pertinent au lycée. Passer du temps sur un livre, en faire lire quelques chapitres aux élèves, permet de dépasser le second écueil en mettant en lumière la profondeur d’une œuvre, en les familiarisant avec un auteur, ce que font très bien les professeurs de lettres ou de philosophie.
Il n’est pas question ici de mettre entre les mains des lycéens, et sans préparation, les œuvres complètes de Jules Michelet, de Fernand Braudel ou de Patrick Boucheron. Mais plutôt de faire lire et découvrir l’histoire de la Révolution du premier, la Méditerranée du deuxième, ou l’Histoire mondiale de la France, récemment publiée par le troisième (Seuil, 2018). Et, à travers ces lectures et leurs présentations, donner le goût de l’Histoire par les textes, les idées, les approches souvent neuves d’une question émergente. Il s’agira aussi de croiser des œuvres classiques, parfois polémiques, toujours déterminantes. Par la même, il est possible de nourrir une culture littéraire et générale par le biais de la culture historienne.
De nombreux ouvrages d’historiens peuvent être accessibles à de jeunes lecteurs, pourvu que leur lecture soit guidée par les enseignants, parmi lesquels, naturellement, le professeur documentaliste. Un travail de réflexion commun entre ce dernier et le professeur d’histoire (voire de lettres) est susceptible de déboucher sur une mise en lumière efficace d’un historien, d’une œuvre, d’un thème. Un projet de lecture(s), de restitutions artistiques ou scientifiques, peut aisément s’adosser aux programmes d’histoire du tronc commun comme des enseignements de spécialité, de la seconde à la classe de terminale.

De quelques pistes pédagogiques pour lire et faire lire l’Histoire

Le goût de la lecture historienne peut être transmis selon des modalités complémentaires et variées : fiches de lecture, lectures individuelles ou collectives, restitutions artistiques en classe, au CDI, ou sur tout autre support disponible au sein de l’établissement scolaire. Les approches peuvent être utilement croisées.

Marc Bloch, un historien de son temps

Marc Bloch pendant la Première Guerre. Le numéro qui figure sur son képi est celui du régiment d’infanterie où il combattit en 1914-1918 © DR

Le parcours et l’œuvre de Marc Bloch paraissent une entrée séduisante. Une première recherche peut porter à la fois sur sa biographie (historien, officier d’infanterie durant la Grande Guerre, mobilisé en 1939, victime de la politique antijuive, assassiné comme résistant en 1944), et sur l’élaboration de son œuvre (chef de file de l’école dite des Annales). L’enseignant, ou l’équipe enseignante, peut ensuite proposer des groupes de lecture, ou des fiches de lecture individuelle à réaliser à partir, par exemple, de l’article intitulé : « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre7 » (Première Guerre), ou sur L’Étrange Défaite : témoignage écrit en 1940 (Seconde Guerre). Ces deux textes de Marc Bloch montrent combien la recherche historienne problématisée est corrélée avec le présent de l’historien.
La réalisation de fiches de lecture, accompagnée de la lecture d’extraits significatifs, peut déboucher, dans un troisième temps, sur un échange guidé avec la classe autour de quelques questions clés : quel lien entretient le parcours de vie de Marc Bloch avec son histoire ? Pourquoi s’appuie-t-il sur le présent de son temps pour étudier le passé ? Les deux ouvrages traitent en particulier des rumeurs et des fausses nouvelles : ce sujet, très contemporain, peut être rattaché aux phénomènes actuels de « complotisme » et de manipulation de l’information qui gangrènent les médias (et nouveaux médias) aujourd’hui. On voit ici une belle possibilité de réflexion citoyenne sur l’engagement (de l’homme comme chercheur, intellectuel, soldat au service de ses contemporains), sur l’éducation aux médias (les rumeurs comme objet d’étude), sur le lien présent-passé.
Une exposition au CDI peut venir clore un projet pluridisciplinaire centré sur la lecture et l’étude de deux textes replacés dans leur temps. La riche biographie de Marc Bloch coïncide avec le « court XXe siècle » et deux conflits majeurs qui ont pesé sur sa perception de l’Histoire comme sur son écriture. On voit, là aussi, tous les ponts à dresser en histoire, en arts ou en lettres.

D’autres pistes fructueuses

Au même titre, la lecture de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet (1847-1853), du Village des cannibales d’Alain Corbin (Flammarion, 1990, 2009), ou de Des hommes ordinaires de Christopher Browning (1992, Les Belles Lettres, 1994), paraît possible au lycée, et peut s’inscrire dans les programmes8. Le livre de Christopher Browning, par exemple, étudié par plusieurs groupes d’élèves chargés d’en lire au moins un chapitre, éclaire d’un jour nouveau la « banalité du mal », concept si riche développé par la philosophe Hannah Arendt.
En géographie, la lecture suivie, en classe de seconde, de L’Invention des continents de Christian Grataloup (Larousse, 2009), fait mieux comprendre les raisons qui ont présidé à une construction européo-centrée du monde. Enrichi de fort belles cartes, l’ouvrage peut faire l’objet d’une présentation visuelle très réussie au CDI. Le concept de « géohistoire », cher à Fernand Braudel, permettra d’introduire son maître-livre, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (Armand Colin, 1949), tout en servant l’étude de la mondialisation contemporaine.
Des projets diachroniques, relevant de l’histoire culturelle, se développeront autour des travaux de Michel Pastoureau sur les couleurs ou le bestiaire merveilleux (le loup, par exemple) que l’on rencontre dans les contes ou les romans. Les recoupements possibles avec la littérature, la poésie ou la prose (des Fables de La Fontaine au Chien des Baskerville de Conan Doyle) sont évidents.
Plus récemment, la crise des Gilets jaunes (qui peut être abordée dans le thème 3 de l’enseignement commun de l’Histoire en classe de terminale : « La France de 1945 à nos jours ») a inspiré l’historien Gérard Noiriel. Dans Les Gilets jaunes à la lumière de l’Histoire (Éditions de l’Aube / Le Monde, 2019), ouvrage adapté à des lycéens, il met en perspective le présent avec le passé, la révolte contemporaine avec la profondeur d’une histoire des dominants et des dominés.
L’uchronie, ce rapport ludique et réflexif au passé, peut aussi offrir une entrée intéressante dans la lecture historienne. L’Autre Siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ? (Fayard, 2018), ouvrage collectif très accessible au niveau lycée, permet aux élèves d’interroger le « si », ce rapport transformé au passé qui met bien en lumière les modalités de son existence, entre hasard et déterminisme.
Répétons-le pour conclure : il ne s’agit en aucun cas de proposer des livres ou des concepts trop ardus ou spécialisés, mais de confronter les lycéens à une lecture historienne construite. Elle est source de culture générale, d’apprentissage du travail de recherche et de formation civique. La découverte d’un livre et d’un auteur doit pouvoir les conduire à appréhender l’Histoire autrement que par des enchaînements de dates et de faits passés. Le questionnement lié à un auteur et à un temps, l’enquête dynamique, la mise en récit : voilà, nous semble-t-il, autant de mise en mouvement de l’esprit qui donne sens et envie de poursuivre vers le grand large…

Alexandre Lafon

1 Homère, L’Iliade, coll. « Classiques », texte abrégé, l’école des loisirs, 1990, 2019.
2 https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/
3 http://la-story.over-blog.com/2016/07/lectures-estivales.html
4 https://harris-interactive.fr/opinion_polls/les-francais-et-lhistoire/
5 On pourra consulter à ce sujet le blog de l’historien Gérard Noiriel
6 Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, Paris, La Découverte, 2019.
7 Disponible sur Internet
8 Jules Michelet renvoie à l’importance du récit en Histoire, à la place de l’écriture et au contexte de rédaction de l’œuvre (thème 5 de la classe de seconde : « Révolutions, libertés, nations à l’aube de l’époque contemporaine » à étudier au troisième trimestre ; il est possible d’intégrer ici l’histoire des arts).

Alexandre Lafon
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