« La Douleur », d'Emmanuel Finkiel, d'après Marguerite Duras, adaptation exemplaire et grand film sur la mémoire

Benoît M"La Douleur", d'Emmanuel Finkiel © Les Films du LosangeEmmanuel Finkiel s’était signalé en 1995 par un court métrage bouleversant de finesse et de sensibilité, Madame Jacques sur la croisette. On y découvrait la façon de filmer très personnelle d’un jeune réalisateur qui fut l’assistant des plus grands, Kieslowski, Tavernier, Godard. Et sa prédilection pour les portraits de comédiens âgés, tels que Shulamit Adar et Nathan Cogan, qui sont également des protagonistes du film suivant, Voyages.
Ce film était consacré à ces vieillards étonnants qui peuplent encore les cafés de Tel Aviv, rescapés des camps, naufragés de la diaspora, orphelins de l’histoire. Le cinéaste y met en scène trois femmes en quête de souvenirs dans trois récits différents situés sur la route d’Auschwitz, à Paris et à Tel Aviv. Chacune d’elles essaie de reconstituer le puzzle d’une mémoire lacunaire. Chacune d’elles est liée aux deux autres.

Reprenant cette structure tripartite dans Nulle Part, Terre Promise, Emmanuel Finkiel imaginait trois personnages qui sillonnaient l’Europe d’aujourd’hui – un jeune cadre, une étudiante et deux migrants – et réalisait un film choral, où les trois itinéraires se croisent sans cesse. Vers l’est ou vers l’ouest, en camion, en business class, en stop, en train, avec ou sans papiers, à travers l’Europe d’aujourd’hui, chacun est en quête de sa terre promise. Ce film audacieux et si actuel cherchait à nous faire ressentir physiquement un malaise visuel et sonore et à faire de nous des témoins submergés, abrutis par le chaos contemporain.

Mélanie Thierry dans "La Douleur", d'Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange
Mélanie Thierry dans “La Douleur”, d’Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange

Comment traduire la subjectivité à l’écran

Cette fois, le cinéaste s’attaque à l’adaptation du roman de Marguerite Duras, La Douleur, recueil de récits en partie autobiographiques, dans lequel elle retrace, en 1985, d’après des notes retrouvées, le retour des camps en 1945 de son mari Robert Antelme – auteur de L’Espèce humaine – et l’attente insoutenable qui l’a précédé. Ce livre avait d’autant plus bouleversé Finkiel quand il l’avait lu à dix-neuf ans qu’il faisait écho à l’histoire de sa propre famille en racontant cette obsession de l’absence vécue par son propre père, qui mit longtemps à accepter que ses parents et son frère ne reviennent pas d’Auschwitz.
Duras a-t-elle vraiment écrit ce texte dans un état second dont elle ne se souvient pas et l’a-t-elle laissé en l’état quand elle l’a retrouvé ? « La littérature m’a fait honte  », écrit-elle. Difficile à croire pour cette œuvre très écrite, très construite. Sans compter que ses rapports distendus avec Robert Antelme à l’époque, sa liaison avec Dionys Mascolo rendent difficile de croire à l’authenticité de ce journal. Mais justement ce sont ses propres contradictions et sa culpabilité plus ou moins consciente qu’elle affiche ainsi par cette distorsion entre la réalité vécue et la fiction savamment créée. Car comment un écrivain aussi soucieux de la forme que Duras aurait-il pu ne pas travailler cette œuvre, écrite après tant de romans qui ont imposé un style ?
La seule réalité qui intéresse Emmanuel Finkiel est celle de la subjectivité, qu’il essaye toujours de traduire à l’écran en épousant le point de vue des personnages. Il choisit donc de mettre en scène un texte annexe qu’il intercale dans le récit, celui qui relate la curieuse relation de Marguerite avec Pierre Rabier, un membre de la police parisienne acquise à la Gestapo qui tente de lui soutirer des renseignements sur le réseau auquel elle appartient avec Antelme et Dionys. Le mystère de cette relation tient à l’espoir qu’il fait naître chez elle de communiquer avec son mari, de lui faire parvenir des objets de première nécessité. Quant au policier, il est à la fois pervers et complexe, avec son admiration pour l’écrivain, son attirance pour la femme, son complexe de classe : « Des gens comme vous ne s’intéressent pas à des gens comme moi. »

Benoît Magimel et Mélanie Thierry dans "La Douleur", d'Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange
Benoît Magimel et Mélanie Thierry dans « La Douleur », d’Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange

Il fait penser au Lacombe Lucien du film de Louis Malle, avec toute son ambigüité. Cette partie du film, particulièrement intrigante, crée un suspense psychologique et une réelle inquiétude pour la sécurité de la jeune femme. Elle permet d’aborder ainsi la douleur de Marguerite de l’extérieur, pour mieux l’enfermer ensuite dans son intériorité et dans ses contradictions. Car elle trouve un apaisement dans le regard de Rabier, qui lui rappelle qu’elle est jolie et séduisante au moment même où elle refuse toute attention à son propre corps, incapable qu’elle est de dormir et de se nourrir. Vêtue de couleurs de plus en plus gaies comme ce rouge printanier qui lui va si bien, Mélanie Thierry traduit admirablement cette division du moi, cette double injonction qui tourmente Marguerite.
Finkiel montre que sa douleur réside moins dans ses manifestations physiques que dans la conscience inadmissible du fossé qui sépare la peine qu’elle devrait ressentir de celle qu’elle ressent en réalité et qui est exacerbée par l’attente. Car l’attente d’un être cher est toujours insupportable, même si Robert n’est pas celui avec qui elle compte continuer à vivre. Cet état suscite un temps à la fois dilaté et hors du temps, comme si elle était enfermée dans la bulle de son obsession.
C’est cet état modifié de conscience, cet état d’angoisse absolue transformé en douleur physique créée par l’attente qui est le sujet du film, tandis que le livre, lui, décrit en détail et au quotidien l’état physique lamentable de Robert Antelme, incapable de manger, et la lutte de ses proches pour l’obliger à vivre. Finkiel ne pouvait pas montrer cela. Il se concentre au contraire sur le champ de vision et d’expérience de son personnage féminin, sans jamais insister sur son destin de grand écrivain. Hallucinée, dédoublée, comme à distance d’elle-même, elle est un fantôme, une ombre hagarde. Son point de vue est la loi du récit.
Finkiel excelle dans cette façon de traduire la vision subjective de son personnage, la façon de voir fragmentée d’un être inquiet, en proie au stress de l’attente, nous faisant ainsi partager les préoccupations de Marguerite, ce qu’elle sait, ce qu’elle entend, ce qu’elle interprète et comprend confusément. Mélanie Thierry l’interprète remarquablement, avec sa jeunesse de l’époque et une gravité qui laisse présager sa maturité ultérieure. Mais la romancière crée un personnage fictif à partir de son propre vécu. Le cinéaste traduit cela en situant sa douleur à mi-chemin entre celle de deux personnages antithétiques : Madame Bordes, qui cède au désespoir et sombre dans la dépression, convaincue de la mort de son mari, et Madame Katz, incarnée par Shulamit Adar – actrice fétiche du cinéaste, dont la présence a tant marqué Voyages – qui symbolise le fait que l’espoir du retour est plus fort et plus important que le retour lui-même.
Benoit Magimel, Mélanie Thierry dans "La Douleur", d'Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange
Benoit Magimel et Mélanie Thierry dans « La Douleur », d’Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange

Marguerite Duras et la Shoah

Mélanie Thierry parvient aussi admirablement à traduire le sentiment d’étrangeté de Marguerite devant la joie générale de la Libération, qui correspond si peu à son propre état mental. À sa douleur s’ajoute celle causée par le déni général, le silence de l’État sur l’extermination des juifs, alors qu’Antelme est emprisonné avec les juifs au lieu d’être prisonnier de guerre comme résistant. La Shoah est donc très présente dans le film comme elle l’est dans toute l’œuvre d’Emmanuel Finkiel, mais aussi dans celle de Duras, qui déjà, dans Aurelia Steiner (1978), articulait histoire, mémoire et trauma, en créant de nouvelles formes de récit.
Considérant l’expérience du génocide comme intransmissible et défiant toute description, elle a voulu faire des films sur l’incapacité de faire un film sur un tel sujet. L’écriture du scénario d’Hiroshima mon amour est tout aussi marquée par la bombe que par deux événements contemporains : le sinistre décret Nuit et brouillard qui donne son titre au film d’Alain Resnais et Jean Cayrol (1955) et la première utilisation des chambres à gaz. Elle tente ainsi de pallier l’impossibilité de rendre compte d’événements d’une telle portée. Mais, considérant comme un devoir de témoigner, elle travaille à exprimer ces mystères humains que constituent l’horreur et la perte, en élaborant le martyre juif comme une histoire à la fois personnelle et historique, et en assumant la responsabilité sociale des événements, comme elle le fait aussi dans La Douleur et dans La Guerre. Un souvenir, écrits en 1985, de manière à transmettre sa terreur, sa détermination et sa responsabilité. Car pour elle, le seul moyen de répondre au crime de masse est de s’y impliquer et de le partager.

Benjamin Biolay et Mélanie Thierry dans "La Douleur", d'Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange
Benjamin Biolay et Mélanie Thierry dans « La Douleur », d’Emmanuel Finkiel © Les Films du Losange

Une œuvre majeure sur la mémoire

Le cinéaste évite habilement tous les écueils de l’adaptation littéraire, du biopic et de la reconstitution historique de la Deuxième Guerre mondiale en filmant le Paris que perçoit à peine Marguerite à travers son obsession. Le travail sur les décors, sur le point de vue et sur l’objectif grand angulaire permettent à Finkiel de donner une idée de la représentation mentale qu’elle se fait plutôt que de la réalité des rues de Paris à cette époque. Les longues focales lui permettent de déformer l’image et donnent un rapport de flou et de net inhabituel qui traduit l’état psychologique d’un être qui marche dans Paris sans le voir. Du coup le flou confine souvent à l’abstraction, ce qui fait de ce très beau film une œuvre importante sur la mémoire, sur l’usure des sentiments par le temps, sur l’absence qui les exaspère et sur la Shoah, devenue chez lui une obsession, une expérience primitive qui marque les individus et une époque d’un sceau indélébile.
La fiction est nourrie de ses propres souvenirs d’enfance, des impressions vécues, des récits entendus. La question du sort des juifs est pour lui une priorité familiale et une inquiétude métaphysique. Comme si le destin de ce peuple, que sa propre famille a subi, était la tragédie même de la condition humaine, vouée à la finitude. La douleur de Marguerite devient alors celle d’une génération martyrisée.
Avec ce nouveau film, Emmanuel Finkiel confirme un style cinématographique très personnel. Refusant tout réalisme, faisant appel aux sensations et aux émotions, habité par ses propres préoccupations, il a frayé avec beaucoup de sensibilité, de rigueur et d’exigence son propre chemin dans le cinéma français actuel.

Anne-Marie Baron

 

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

3 commentaires

  1. Bonjour, j’ai aimé le commentaire que vous avez fais sur ce film que j’ai moi meme vus, mais la fin m’est intriguante et j’ai du mal à comprendre la dernière phrase que prononce Marguerite, pouvez vous m’aiclairer?

    • Marguerite dit : “Robert n’est pas mort à Auschwitz”.
      A la fois pour se convaincre elle-même qui a tant rêvé de son retour qu’elle ne rêve pas cette fois, pour prendre acte de ce retour quasi miraculeux qu’elle n’espérait plus et pour affirmer une sorte de victoire – à laquelle elle croit difficilement – sur le destin.
      J’espère que cette réponse vous convient.
      Avez-vous d’autres interprétations?
      AM Baron

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