Écrire sur un vivant : "Le Vieux Roi en son exil", d'Arno Geiger

Au moment où ce récit a paru, le père d’Arno Geiger vivait toujours. L’auteur-narrateur tenait à ce qu’August Geiger soit encore là, parce que « comme tout homme, [il] mérite que son destin reste ouvert ».

Pourtant, quand on lit ce récit sur un vieil homme atteint d’Alzheimer, on se doute que son destin est loin de l’être. Le nom de cette maladie ne doit pas pourtant pas effrayer le lecteur ou déterminer la façon dont il lit ce livre. Le ton presque égal de l’auteur, la douceur avec laquelle il traite de ce thème en font un livre plein de beauté, de sérénité et de justesse.

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La relation père-fils

D’ailleurs, plus que de la maladie, il est question dans ces pages de la relation qu’elle induit entre le père et le fils, des transformations qu’elle impose aux uns et aux autres, dans cette vieillesse que Geiger qualifie de glissade. Comme toute glissade, elle se fait plus ou moins vite.

Le récit est aussi une sorte d’enquête, puisqu’un chapitre rapporte les propos d’amis ou de témoins qui ont vécu la maladie avec l’un de leurs proches. Parler de la maladie et écrire sur elle est une manière de la tenir à distance, d’en montrer la dimension humaine, si humaine.

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Un vieux roi en exil

Tout commence par un souvenir, celui du grand-père du narrateur perdant la mémoire et ne sachant plus comment il se nomme. « L’ancêtre », c’est le surnom donné à cet homme peu commode. Il avait la main leste et les enfants étaient « tenus » comme le sont les vaches. Son fils est moins brutal. Les premiers signes de la maladie chez lui n’alertent pas le narrateur. Il se laisse aller, arrête de bricoler ou de surveiller ses plants de tomates, semble amorphe. Un curieux jeu du chat et de la souris s’engage, dans lequel la souris sera la maladie.

L’inactivité soudaine du père le fait ressembler au « vieux roi en son exil », qui « déambule sans trêve ni repos ». La comparaison avec ce vieux roi shakespearien reviendra, marquant les étapes de la maladie.

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La réémergence du passé

Bientôt, la perte d’objets précieux alerte le fils : un vélo disparaît, une photo vieille de soixante ans qui restait rangée dans le portefeuille, puis la notion du chez soi, de la maison. Alors l’histoire passée reflue, même si elle ne donne pas l’explication.

August Geiger, comme toute sa famille, est ancrée depuis longtemps tout près de Bregenz, à proximité du lac de Constance. La famille d’origine paysanne est catholique, et cette foi la protège du poison nazi. On peut même dire qu’elle l’exclut entre 1938 et 1945 d’une communauté qui sera moins scrupuleuse.

Les trois fils de l’ancêtre se trouvent enrôlés. August finira la guerre dans une sorte d’hôpital de campagne tenu par les Soviétiques et échappera de peu à la mort, à cause des maladies et de la dysenterie en particulier. À son retour en 1945, il décide de ne plus bouger de son village. Il renonce aux études et travaille comme secrétaire de mairie.

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Parler d’Alzheimer, c’est parler de la maladie du siècle”

Son père l’empêche de se marier une première fois ; la jeune femme n’a pas de parents connus. Il se mariera sur le tard avec une femme en tout différente de lui. Tous les membres de la famille vivaient dans une forme de solitude, de chacun pour soi. La seule lecture du père était Robinson Crusoé et tout laisse penser qu’il s’identifiait au héros de Defoe.

Son épouse le quitte au bout de trente ans, une fois les enfants élevés Cette séparation pourrait expliquer la maladie, mais pour le narrateur, c’est plutôt la maladie qui éclaire l’existence : « Parler d’Alzheimer, c’est parler de la maladie du siècle. Il se trouve que la vie de mon père est symptomatique de cette évolution. Sa vie commença son cours à une époque où les piliers étaient nombreux et solides (famille, religion, structures de pouvoir, idéologies, rôles dévolus à chaque sexe, patrie) et déboucha dans la maladie lorsque la société occidentale se trouvait déjà, tous piliers effondrés, dans un champ de ruines. »

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Un classique au ton parfois désinvolte ou poétique

L’histoire familiale, les habitudes du père, son goût pour le travail manuel (il a lui-même entièrement bâti la maison), sa solitude, tout éclaire ce qu’il est devenu. Et de souffrance, ou de fatalité, le narrateur transforme la maladie en mode de découverte de son père comme du monde. D’où le ton parfois désinvolte ou poétique qu’il adopte, la place qu’il accorde aux inventions langagières du père, à ses adages qui donnent sens aux faits. De brefs intermèdes dialogués en italique donnent à imaginer la relation entre le père et le fils ; c’est léger, plein de tendresse, souvent drôle.

Les références aux écrivains et philosophes, comme Kundera, Bernhard ou Derrida, souvent brèves, son autant de lumières jetées sur ce qui unit un père à son fils. Elles ouvrent des voies, montrent ce qui rend notre histoire personnelle si proche de celle des autres. Mettre en relation, donner une dimension universelle à ce qui semble si intime et ancré en un lieu, cela s’appelle la littérature. Et à ce degré-là, on peut parler de classique.

Norbert Czarny

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• Arno Geiger, “Le vieux roi en son exil”, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, 2012.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

Un commentaire

  1. J’aime beaucoup ce livre, car j’ai l’impression de revivre ce que j’ai vécu avec ma mère. (surtout rentrer à la maison elle le répétait sans cesse, et pour le reste beaucoup de similitude).
    Par contre, j’ai relevé quelques incohérences,ou j’ai mal compris :
    en parlant de son père il dit : qu’il n’aimait pas voyager même pas pour son voyage de noce une promenade en forêt-p. 82 – par contre il faisait des excursions p. 83 avec ses enfants, et il était partie dans le sud du tyrol en voiture p.85
    ensuite au sujet de la photo
    p.71 j’interrogeai les frères et soeurs de mon père pour savoir si l’un d’eux possédait une copie de la photographie….à cette époque on ne pouvait pas faire autant de copies… et p. 105 tante Hedwige me dit mais nous avons une copie Arno

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