Éloge de la salle de cinéma

« L’Arroseur arrosé », des frères Lumières, 1895.

Classiques ou modernes, comiques ou tragiques, gratuits ou payants, les films de cinéma ont, comme les humains durant le récent confinement, connu une « drôle » de vie.
Une vie parallèle, à part, par défaut.

Cinéma confiné

Non que les œuvres dites « de salle » ne soient depuis belle lurette coutumières du salon ou habituées à partager le temps des écrans d’ordinateur avec d’autres images (séries, vidéos, etc.), mais la situation inédite à laquelle tous furent soumis força au repli complet, à une cohabitation unique des êtres et des films dans la sphère intime et privée de la maison.
Le cinéma, qui d’ordinaire invite au dehors, fut tenu au dedans. Comme tous, assigné à résidence, prisonnier du cadre étroit des intérieurs et des écrans. L’interdiction de sortir des œuvres et des personnes conduisit à l’impossibilité de leur rencontre privilégiée dans l’espace de plaisir et de convivialité que la salle de cinéma passe pour être avant tout aux yeux de tous.
Pour autant, la période de confinement ne fut pas une traversée du désert, une morne plaine, un moment de trop grande frustration. Les Français eurent le souci de remplir leur temps de vacance contrainte par les choses de la culture. Le cinéma figura en bonne place de leurs choix. La facilité de « livraison » des films à domicile les y aida fortement. De fait, le confinement vit l’offre et la demande des œuvres à disposition sur Internet exploser considérablement.

Bobines du film « Pierrot le fou», de Jean-Luc Godard © Cinémathèque française

Des payantes et des gratuites

La période fut profitable aux plateformes de streaming, par abonnement (SVoD), à l’achat ou à la demande (VoD). Les mastodontes payants, tels qu’Amazon Prime Video, OCS (Orange), Disney+ (débarqué en France le 7 avril) ou Netflix, rivalisèrent d’astuces et de nouveautés. Cette dernière proposa, par exemple, à ses (nombreux nouveaux) abonnés douze longs-métrages de François Truffaut, fruit d’un partenariat temporaire avec la société de production MK2, détentrice des droits du cinéaste de la Nouvelle Vague.
« Madelen », la récente plateforme de l’INA, offrit, pour sa part, trois mois d’abonnement pour toute nouvelle souscription, permettant de (re)voir certaines œuvres de Robert Bresson, d’Alain Resnais ou de Jean-Luc Godard, parmi quelque 13 000 référencements.
« Archive.org », l’énorme plateforme américaine de téléchargement gratuit, permit de piocher dans un corpus riche de 6 500 films réalisés par Charles Chaplin, Georges Franju, Sergueï Eisenstein, Alfred Hitchcock, etc.
Le site « openculture.com » proposa, quant à lui, d’apprécier librement près de 1 200 films – des longs-métrages de Fritz Lang et de Luis Buñuel, mais aussi des courts signés Agnès Varda ou David Lynch.
« Classicfreemovies.com » donna gracieusement accès à de nombreux films du répertoire tombés dans le domaine public.

Fronton du cinéma Étoile, à La Courneuve, 1934 © http://odysseo.generiques.org

Cinéma arty et d’auteurs

Plus près de nous, le site de l’Opéra de Paris et sa chic « 3e scène » permirent de visionner quelques splendides courts-métrages conçus par des cinéastes de renom (Apichatpong Weerasethakul, Bertrand Bonello), des vidéastes (Hugo Arcier) et même des écrivains (Jonathan Littell).
De son côté, le distributeur français Carlotta choisit de lancer sa propre plateforme avec une première affiche de cinquante chefs-d’œuvres (Temps sans pitié de Joseph Losey, Nuits blanches de Luchino Visconti, Othello d’Orson Welles, Voyage à Tokyo de Yasujiro Ozu…).
En plus de sa « cinémathèque idéale » réunissant une cinquantaine de réalisateurs français et étrangers, « LaCinetek » présenta une sélection mensuelle de dix films à thème (en mai, « Révoltes et révolutions », évidemment).
Davantage tourné vers la nouveauté « grand public », FilmoTV (700 films) aiguisa l’appétit de son public, soudain plus libre de son temps, avec quelques grands classiques, tandis qu’UniversCiné, la première plateforme de VoD française et son catalogue de 7 300 films indépendants, apprécia la forte demande pour le cinéma d’auteurs, exigeant et de qualité.
Enfin, UniversCourt mit à disposition sur sa chaîne gratuite YouTube une trentaine de courts-métrages, comprenant le délicat Rhapsody (Constance Meyer, 2015), avec Gérard Depardieu en garde d’enfant, et le tragique Le Mans 1955 (Quentin Baillieux, 2018), un opus d’animation précédant d’une longueur Le Mans 66 (James Mangold, 2019)…

Inquiétudes sur le secteur

On le voit, les offres de cinéma ne manquèrent pas durant la période. Des habitudes ont été prises. Elles vont se poursuivre. Car si le pays déconfine progressivement, l’heure de l’enfermement volontaire dans les salles obscures, qui demeurent désespérément closes, n’est pas annoncée avant le 22 juin prochain ! Un durable embouteillage des films en exclusivité est alors à prévoir. Leur rotation en salles, habituellement soutenue (il sort, en France, de quinze à vingt films par semaine), risque de s’accentuer avec une durée de vie sur les écrans, et l’espoir de trouver un public, fortement diminués.
De nombreux reports – blockbusters ou films indépendants – sont d’ores et déjà signalés (Soul, produit par Disney/Pixar, le nouveau James Bond, Top Gun 2, prévus au printemps, attendront l’hiver). Inquiets, les distributeurs se placent dans l’attente de jours meilleurs ou d’événements porteurs tels que le Festival de Cannes, rampe de lancement vitale pour des films d’auteur à l’économie fragile (on songe ici au prochain long-métrage de Leos Carax, Annette, pressenti pour l’édition cannoise de cette année, et dès à présent reprogrammé pour une sortie en mai 2021, et à la clé un nouveau ticket pour la Croisette).
Entre autres inconnues d’importance, se pose également la question du comportement du public à l’heure de la réouverture des salles. Qui, cet été (et au-delà), aura l’envie (ou le cran) de se retrouver assis deux à trois heures durant, en nombre et dans un espace fermé ? Et pour quelles offres ? Car, quel producteur ou distributeur, au vu des obligations sanitaires limitant la jauge des salles au tiers (au mieux, à la moitié ?) de leur capacité, va envisager une sortie de film, plus que jamais à risques ? L’hécatombe, menaçant avant tout le cinéma d’auteurs, s’annonce sévère.

Salle du cinéma La Pagode inaugurée en 1931 (Paris VIIe).

La salle obscure
Sûr qu’il va nous falloir du temps pour retrouver confiance et légèreté afin de reprendre l’insouciant chemin des salles. Le cinéma, qui prospère désormais massivement sur les plateformes, n’a jamais mieux (été) vécu que sur grand écran, dans l’obscure clarté des images qui en impressionnent la blanche surface et les yeux des spectateurs réunis dans le même partage.
Rappelons que la salle de cinéma et sa projection à durée limitée, invention des frères Lumière (à la différence du système mis au point par Thomas Edison proposant une diffusion individuelle d’images en boucle), est le berceau de la cinéphilie, là même où à l’heure des ciné-clubs et des salles du Quartier Latin des années 1950 s’est forgée une vaste conscience critique. Là même où continuent de naître les premières grandes émotions du jeune spectateur qui, venu avec ses maîtres ou les siens, découvre un spectacle hors norme, plus grand que tout, plus grand que la vie qui l’entoure, pour paraphraser François Truffaut.
Enveloppé d’obscurité, celui-ci (enfant, ou adulte d’ailleurs), n’est alors distrait par aucun décor familier, connu, identifié par lui, confortable, rassurant – une sorte de hors-champ qui ne cadre pas avec ce qu’il regarde, une présence parasite, préjudiciable à la concentration, à l’expérience vécue et à la réception des images.
Magie de la projection
La projection en salle créée les conditions d’un apprentissage. Démarche collective et sociale (toute manifestation sonore des autres alentour fait lien, rattache à soi), la projection est d’abord un exercice solitaire. La pénombre du temps de la séance isole le spectateur et le plonge dans un état délicieusement inquiétant (et excitant chez les enfants), propice à l’attention (la tension) face au spectacle offert. Rien n’entrave alors son rapport à l’œuvre. Le spectateur est heureux de se retrouver seul avec elle, immergé dans un mélange d’ombre et de lumière, de faire pour ainsi dire corps avec elle. Être tout à elle.
La durée de la projection est aussi insécable. Le film semble se dérouler de lui-même, maître de sa propre durée (à l’inverse des petits écrans rendant les pauses possibles). C’est là une autre spécificité de la projection de cinéma, que d’échapper au contrôle intempestif du spectateur. C’est une nécessité et un plaisir pour juger de l’usage filmique du temps, mais aussi une contrainte, jetant parfois le spectateur dans le désarroi, le doute de la vision, du son, d’une subtilité dramaturgique, époustouflé par le rythme de l’action et des images. Aussi, est-ce à cette condition que s’opère la rencontre avec l’œuvre et toute la magie qui l’entoure, le mystère lié aux modalités mêmes de sa ritualisation, de ses secrets de fabrication et du déroulement de sa projection.
De l’émerveillement au débat
L’enfant, qui aime tant bouger et s’ébattre avec ses congénères, se soumet volontiers à l’inertie de son corps pour la séance, sûr d’un émerveillement et d’une découverte sensationnelle située hors du cadre habituel de transmission défendu par l’école ou la famille. Seuls les corps sur l’écran, comme chargés d’agir par procuration, sont autorisés à aller et venir. Et à parler, à l’inverse de l’interdit du langage auquel le jeune spectateur est tenu (ou presque) avec ses proches camarades plongés dans le noir. Dans ce cadre précis de la séance, l’enfant apprend à apprendre.
La salle de cinéma est un lieu d’émerveillement pour l’enfant, au même titre que la foire ou le cirque. Les images qui se reflètent en grand sur l’écran sont source d’une fascination et d’un éveil des sens qui l’envahissent, l’emportent et le submergent. Dans ce lieu obscur qui l’accueille, l’expérience vécue est totale, émotionnellement, intellectuellement, et même physiquement.
Ce qui se joue et se construit durant la projection en salle est unique et précieux pour l’enfant ; il en gardera un souvenir vivace, que l’on sait aujourd’hui déterminant dans la structuration de sa sensibilité et de son intelligence. La salle de cinéma, davantage que les petits écrans, parfaitement utiles mais réservés à d’autres fonctions (analyse, découpage, relecture…), est un espace irremplaçable d’apprentissage émotionnel. C’est pourquoi les grands dispositifs d’éducation à l’image – « École et cinéma », « Collège au cinéma », « Lycéens au cinéma » et le « Prix Jean Renoir des lycéens » – la placent au cœur de leur stratégie de formation.
Hors les murs de l’école et dans l’enceinte de la salle d’un exploitant-hôte, partenaire des fameux dispositifs, la parole de l’enseignant (comme celle des élèves) résonne différemment. Plus libre et moins formelle, elle apparaît soudain liée au plaisir du lieu et facilite l’ouverture, le dialogue, les échanges fournis avec les élèves (avant ou après la séance). Dans ce lieu spécifique, temple du cinéma, elle prend en charge l’idée du débat autour de l’art cinématographique et devient une précieuse voie d’accès au film, le moyen didactique d’entrer dans d’autres formes de voir et de penser, d’envisager d’autres images, d’apprécier d’autres cinématographies.
Pour toutes ces raisons, il est important de souhaiter une prompte réouverture des salles et d’y revenir vite. Seul(e) ou avec ses élèves.

Philippe Leclercq

Les enfants de cinéma.
Collège au cinéma.
Lycéens et apprentis au cinéma.
Création du César des lycéens, par Philippe Leclercq.
L’actualité cinématographique dans l’École des lettres.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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