Emily, de Frances O’Connor :
âme révoltée dans les landes anglaises

Bravant l’exactitude biographique pour se concentrer sur les élans et les émotions de la jeune autrice des Hauts de Hurlevent, la comédienne australienne signe un premier long métrage non pas fidèle, mais crédible et sensible.
Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

Avec Emily, il semble clair que la réalisatrice Frances O’Connor n’a pas recherché l’exactitude biographique. Le scénario compte un certain nombre d’erreurs, et son film est beaucoup plus éloigné de la vérité historique que ne l’était celui d’André Téchiné, Les Sœurs Brontë[1]. En revanche, la comédienne australienne, qui réalise ici son premier long métrage, propose le portrait d’une Emily Brontë romanesque et crédible.

L’abominable secret d’un chef-d’œuvre

Le film s’ouvre sur l’agonie d’Emily Brontë – morte de la tuberculose en 1848, à l’âge de 30 ans. À son chevet, un exemplaire de Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent). Charlotte, sa sœur, l’assiste mais ne peut s’empêcher de lui demander comment elle a pu engendrer un tel roman, quel abominable secret il peut bien dissimuler. L’antipathie que Charlotte semble éprouver pour sa sœur est sans doute le point le plus contestable du film car Charlotte aimait et admirait cette sœur qu’elle jugeait « forte comme un homme[2]» et dont le talent lui semblait évident.

Cette question de Charlotte à Emily induit alors un long flashback qui va revenir sur la genèse de ce roman. Évoquant la mort d’Emily Brontë, George Bataille a constaté qu’elle « laissait un petit nombre de poèmes et l’un des plus beaux livres de la littérature de tous les temps, Wuthering Heights. Peut-être la plus belle, la plus profondément violente des histoires d’amour[3] »

Quel secret, en effet, a bien pu guider vers un tel chef-d’œuvre une jeune femme sans expérience ayant grandi dans l’une des régions les plus reculées d’Angleterre ? Des générations de critiques se sont penchées sur le sujet, imaginant, dans les lacunes d’une biographie assez mal connue, toutes sortes de destinées possibles.

Un amour improbable

Frances O’Connor relève à son tour le défi et, de façon toute romanesque, imagine une histoire d’amour entre le brillant pasteur Weightman, assistant du père Brontë, et la redoutable Emily. L’union improbable de ce pasteur à la fois spirituel et léger, et de l’impétueuse fille du révérend s’installe doucement. Emily ne cède pas tout de suite aux charmes de celui qu’elle avait convenu d’appeler avec ses sœurs « Miss Celia Amelia[4] », pour souligner sa frivolité et sa féminité.

La photographie soignée, les cadrages étudiés font peu à peu comprendre l’éventualité de cet amour. Emily se montre d’abord provocatrice jusqu’au blasphème, la magnifique scène des masques, au début du film, fait glisser vers le fantastique : les enfants Brontë et le jeune pasteur utilisent un masque pour jouer à deviner des noms de célébrité. La nuit est tombée, Emily refuse d’abord de se livrer au jeu, accepte à contrecœur et, semblant progressivement possédée, fait revivre sa mère. Au grand effroi de tous les participants, la fenêtre s’ouvre et le spectateur croit revivre la célèbre scène du début de Wuthering Heigts où Lockwood, le narrateur, saisit la petite main du fantôme de Catherine Linton. Jamais le pasteur urbain et la jeune femme n’ont, semble-t-il, été aussi éloignés. Et puis, dans la grisaille des moors [landes anglaises, ndlr], des trouées ensoleillées permettent aux futurs amants de se rencontrer et de s’aimer. Ils s’uniront dans la ferme isolée de Top Withens, celle qui sert de cadre au roman d’Emily.

Mais, comme dans le roman, les amours troubles prennent le dessus. Comme le veut une tradition critique bien établie, Heathcliff, le héros des Wuthering Heights, pourrait bien tenir de Branwell, le frère.

Branwell ou la fatalité de la transgression

Dans le film, c’est avec Branwell qu’Emily va épier, pendant la nuit, la famille Linton qui vit au domaine de Ponden Hall. Ce lieu – Thruscross Grange dans le roman – était en réalité  la maison des Heaton, une famille d’industriels amie du révérend Brontë.

Alors que Branwell goûte les plaisirs dangereux de l’alcool et de l’opium, Emily le suit. Les deux jeunes gens crient ensemble leur désir de liberté sur les moors. Et Branwell, sur le déclin, se rapproche de plus en plus de cette sœur qui l’aime, mais reste lucide sur la pauvreté de son talent. L’amour incestueux que Branwell semble porter à sa sœur n’est sans doute qu’une résultant de ses échecs. Celui en qui tout le monde plaçait des espoirs de réussite faillit lamentablement, ne lui reste plus que le soutien d’Emily, l’amour d’Emily, la projection de ses rêves de gloire sur la seule femme de la famille qui lui conserve son affection jusqu’au bout.

Emily ou la sublimation des transgressions

Mais alors que Branwell sombre dans la dépendance, Emily conforte, en usant de ces paradis artificiels, ses intuitions mystiques et son refus de souscrire aux croyances d’une église qu’elle juge naïves et dépourvues de fondement. Sa foi, c’est la liberté et la sauvagerie des moors qui la lui dicteront. Là où le pasteur Weightman utilise l’image de la pluie pour montrer à ses ouailles comment l’amour de Dieu se répand sur les hommes, Emily goûte la pluie et se roule dans la lande pour l’éprouver dans toute sa sensualité et faire corps avec elle. La mystique d’Emily est faite de passion, celle du jeune pasteur n’est que pure théorie.

Les rares scènes d’extérieur illuminées manifestent avec bonheur les élans lyriques des personnages qui comprennent le panthéisme exalté de la jeune femme. La reconstitution des lieux est crédible, on regrettera juste que le presbytère n’ait pas conservé cette place pourtant éminemment symbolique qu’il occupe au sommet de la petite ville de Haworth. Seule une scène de nuit a été tournée dans la ruelle adjacente au vrai presbytère, le reste est le fruit d’une reconstitution qui atténue la dimension morbide du paysage, tout en restituant son austérité profonde.

Aussi infidèle soit-il, ce film est sans doute le seul de ceux qui ont été consacrés à la famille Brontë[5] susceptible de se hisser à la hauteur de son sujet. Emma Mackey est parfaite dans le rôle, ni trop jolie ni trop frivole, elle sait faire entendre la singularité de son personnage. L’utilisation de la lumière, qui n’est pas sans faire penser aux films de Jane Campion, le montage qui produit des effets de heurts, le contraste entre la beauté des paysages ouverts du Yorkshire et les scènes d’intérieurs qui manifestent l’intensité des conflits intra-familiaux, créent une dynamique particulière et traduisent avec intensité le romantisme noir d’Emily Brontë et de son œuvre phare. Si Frances O’Connor a copieusement trahi la chronologie et la destinée de la fratrie, elle est sans doute la seule à avoir su approcher l’âme d’Emily.

S. L.

Emily, film britannique (2h10) de Frances O’Connor, avec Emma Mackey, Alexandra Dowling, Fionn Whitehead.

Notes

[1] André Téchiné, Les Sœurs Brontë (1979), Gaumont, 2012.
[2] Préface de Charlotte Brontë à Wuthering Heights pour l’édition de 1850.
[3] George Bataille, La Littérature et le Mal (1957), Folio, 1990.
[4] L’anecdote est exacte, on pourra se référer à la correspondance des Brontë traduite par Constance Lacroix (Lettres choisies de la famille Brontë) chez Folio en 2020.
[5] On pourra lire à ce sujet notre article, « Emily Brontë en France », sur ce même site, https://www.ecoledeslettres.fr/emily-bronte-en-france/


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Stéphane Labbe
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