En relisant Guy Debord, cinquante ans après

"La Société du spectacle", de Guy DebordUn récent numéro de l’École des lettres rendait compte des débats organisés autour du livre de Andrew Hussey, Guy Debord. La Société du spectacle et son héritage punk (Éditions Globe). Cette lecture a réveillé en moi l’écho de toutes les références  à l’Internationale situationniste et à Guy Debord entendues en Mai 1968. Cela m’a donné envie de relire, avec bien des années de recul, les écrits de ce dernier.
Le point central et qui me semble bien observé : l’essentiel du rapport social est maintenant dans l’image et non dans l’authenticité de l’être. On est passé de l’être au paraître. Il faut se faire voir, se faire entendre, faire son autoportrait en permanence. « La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent. »
De plus, le spectacle est lié à la société de consommation. L’abondance des marchandises et la création incessante de nouveaux objets participent au spectacle comme un« pseudo-usage de la vie ».
Mais, au-delà, s’ouvre un grand vide : « Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. »

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L’éloignement entre l’homme et l’homme

Voilà qui est  plutôt visionnaire. Guy Debord ne pouvait pas savoir, alors, que chacun aurait un téléphone portable et étalerait sa vie privée sur Facebook pour tenter de rejoindre sans interruption son public. Les appareils ne cessent de se moderniser pour inciter à un nouvel achat. Debord anticipe bien ce renouvellement accéléré : « La marchandise se contemple elle-même dans le monde qu’elle a créé. » Et de « pseudo-fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don », nous sont imposées.
Guy Debord rappelle comment, malgré tout, nous sommes isolés dans nos logements comme sur nos lieux de travail. « Le spectacle est matériellement l’expression de la séparation et de l’éloignement entre l’homme et l’homme. » Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les passants dans la rue ou sur les quais de gares, le téléphone portable à l’oreille ou sous les yeux, enfermés dans l’illusion d’une proximité avec leurs interlocuteurs, sans jamais être en contact avec le monde réel, ni en relation avec ceux qui se trouvent momentanément à leur côté.
Il faut admettre que la société du spectacle est maintenant un fait si bien établi (en politique, dans le domaine de la justice – pensons à quelques procès récents –, dans la vie quotidienne) qu’« il faudra bientôt remarquer ceux qui ne se font pas remarquer ».
 

Une langue trop souvent obscure

Il est clair qu’en son temps Guy Debord dénonce la société de consommation, mais aussi la bureaucratie soviétique et « la capacité des staliniens de briser finalement le mouvement des ouvriers révolutionnaires », ce qui explique une partie de son succès en 1968. Mais il est plus difficile de comprendre ce qu’il veut dire quand il affirme, par exemple : « Hegel n’est que l’achèvement philosophique de la philosophie » ou « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. »
Même si, onze ans après, dans une préface reprise à la fin des Commentaires sur la société du spectacle, Debord affirme qu’« il n’y a pas un mot à changer à ce livre » et pense avoir écrit l’ouvrage théorique qui manquait à l’Internationale situationniste, il faut beaucoup lire pour retenir peu. On est trop souvent confronté à un verbiage difficilement compréhensible. On fournit plus d’efforts qu’on ne prend de plaisir à déchiffrer ce livre, même si l’on y découvre un diagnostic qui semble intéressant et lucide.
Dans Commentaires, Debord se lamente sur la qualité des traductions qui ont été faites en anglais, en espagnol ou en italien. Les difficultés ne venaient pas toutes de l’incompétence supposée des traducteurs, mais étaient bien plutôt inhérentes à l’œuvre elle-même.
 

Le règne de l’immédiat

Dans ce second volume, le fait nouveau lui semble être la suppression de l’histoire et de la perspective historique. « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père. » On vit dans l’immédiateté, par fragments. On ne sait plus ce qui est important et ce qui ne l’est pas. La connaissance objective a disparu. « Le spectacle organise l’ignorance. » On privilégie, comme il l’avait prévu, le rôle d’une espèce nouvelle, les « experts ». Tout est soumis à la rentabilité économique immédiate.
"Commentaires sur la société du spectacle", de Guy DebordEn ce qui concerne le nucléaire, par exemple, on se garde bien d’évoquer le fond du problème, les dangers réels, la pollution effective et ses conséquences. « Il suffit de contaminer au coup par coup et avec modération. » On jongle avec les chiffres. La société du spectacle « ne veut discuter que sur les dates et les doses ». Et, pour que le spectacle soit complet, on utilise, en fonction des besoins, des mesures variées comme « le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems ».
La science, la recherche, la médecine sont soumises aux impératifs de la rentabilité économique. « On remarque vite que la médecine aujourd’hui n’a, bien sûr, plus le droit de défendre la santé des populations contre l’environnement pathogène, car ce serait s’opposer à l’État, ou seulement à l’industrie pharmaceutique. » Cela est évidemment valable pour bien d’autres domaines.
 

Le terrorisme et l’État

Dans un passage intéressant et amusant, à la lumière de l’actualité, Guy Debord imagine ce que donneraient aujourd’hui les commentaires et réactions à l’assassinat de Jaurès : interventions médiatiques, appel aux experts, aux témoins, aux gens ayant connu Raoul Villain (l’assassin).
Il souligne aussi l’importance des « réseaux de promotion-contrôle » de cette société de spectacle dont la liberté n’est qu’illusoire. De plus, « il faut aussi y poursuivre le renouvellement technologique incessant ». De fait, tous les gadgets techniques, téléphones ou tablettes, instruments de consommation et d’aliénation, ont une obsolescence programmée.
Le plus troublant est, me semble-t-il, quand Debord affirme que le terrorisme est généré par la « démocratie spectaculaire ». « Elle veut être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. » Prenant l’Italie comme exemple, il écrit : « On se trompe à chaque fois qu’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais en rivalité. »
Je ne sais pas si la démocratie génère le terrorisme, mais la toute récente tragédie de Charlie Hebdo montre à quel point bien de nos politiciens, acteurs de premier plan, ont entrepris de l’exploiter en leur faveur. Les médias se sont ingéniés à nous faire vivre tous les épisodes en direct et certains participants à la grande marche du 11 janvier 2015, bien que pourfendeurs chez eux de la liberté de la presse, ne pouvaient manquer d’afficher leur présence ostentatoire, comme des acteurs à contre-emploi. Les dessinateurs sont morts mais la pensée de Debord était alors bien vivante.
Pour terminer, une petite phrase bien tournée qui ferait un bon sujet de débat : « Chacun est le fils de ses œuvres, et comme la passivité fait son lit, elle se couche », ce que Will Self reprend par la formule : « Exister dans l’action individuelle est le seul moyen de résister au spectacle. »

Jean-Pierre Tusseau

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Andrew Hussey, "Guy Debord. "La Société du spectacle" et son héritage punk", éditions Globe, 2014• Andrew Hussey, ” Guy Debord. “La Société du spectacle” et son héritage punk”, préface de Will Self, Éditions Globe, 2014.
• Voir le dossier consacré à Guy Debord dans le numéro de novembre de l’École des lettres.
• “Guy Debord. “La Société du spectacle” et son héritage punk”, d’Andrew Hussey, par Frédéric Palierne.
 “Dériver” avec Guy Debord, tables rondes avec Andrew Hussey, Will Self et Jean-Marie Durand.
• Voir également : De quelques précurseurs sombres annonçant l’éclair. Entretien avec Guy Darol, par Olivier Bailly.
• L’Espace Enseignants des éditions Globe (rencontres, tables rondes, propositions pédagogiques).
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Jean-Pierre Tusseau
Jean-Pierre Tusseau

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