Être de nouveau Charlie

Le procès des attentats qui ont frappé Charlie Hebdo, Montrouge et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes en janvier 2015 se tient actuellement à Paris, et jusqu’au 2 novembre prochain.
Rappelons les faits. L’hebdomadaire satirique était accusé, depuis la publication en 2006 de caricatures danoises mettant en scène le prophète Mahomet, de stigmatiser la religion musulmane.
Le 7 janvier 2015, Chérif et Saïd Kouachi assassinent douze personnes au cours d’une attaque perpétrée contre sa rédaction avant d’être abattus, deux jours plus tard, à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), dans l’imprimerie où ils se sont retranchés.
Le 8 janvier, Amedy Coulibaly, se disant en lien avec les Kouachi, tue à Montrouge une policière municipale, avant de commettre le lendemain une prise d’otages au sein du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Bilan : quatre morts. Amedy Coulibaly a, lui aussi, été abattu lors de l’assaut des forces spéciales.
L’obscurantisme religieux, associé à l’antisémitisme, met la France face à elle-même.
Ce sont aujourd’hui quatorze personnes qui sont jugées à Paris devant une cour d’assises composée de cinq juges professionnels, sans jurés (afin d’éviter les menaces).

Cinq ans après…

Ce procès hors-norme nous rappelle des heures sombres, celles des images de violence sidérante passant en boucle sur les chaînes de télévision, comme un feuilleton noir semblant ne jamais vouloir s’arrêter, entre janvier et novembre 2015, alors que la guerre en Syrie et l’État islamique monopolisaient la sanglante actualité internationale. Mais la violence était aussi chez nous, cultivée à l’ombre d’un pacte républicain écorné, tailladé, vidé de ses fondamentaux : laïcité, liberté d’expression, progrès et solidarité.
Il nous rappelle aussi des sursauts : les imposantes manifestations du 11 janvier qui rassemblèrent plusieurs centaines de milliers de personnes partout en France au nom de la liberté et sous le slogan « Je suis Charlie » ; la solidarité internationale envers le pays des « droits de l’homme et du citoyen ». Si certains ont pu percevoir derrière cet élan populaire un acte de crispation plus conservateur que progressiste, il n’en reste pas moins que les Français ont souhaité dire non à la violence, à la terreur et à un fanatisme qui nous promet une société obscurantiste.

Pourtant, cinq ans après, comme le soulignent nombre de survivants de la tuerie et plusieurs observateurs, le constat n’est pas si clair. Les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo sont morts, accusés par des intégristes de blasphème envers la religion musulmane. Cette question du blasphème reste sensible et on l’a vue réapparaître au moment de « l’affaire Mila1 ». Si le blasphème n’est pas condamnable en France (il n’existe pas de délit ou de crime de blasphème), les Français, de confession musulmane ou non, sont divisés en deux camps d’égales proportions : 50 % pour, 50 % contre, selon un sondage de l’IFOP commandé par Charlie Hebdo. Ils sont 68 % à être d’accord avec l’avocat Richard Malka, proche de Charlie Hebdo, quand il rappelle que « le fondement de la liberté de conscience n’est pas d’interdire la critique ou même l’injure [contre une religion], mais de protéger la liberté d’expression2 ». D’autre part, tous les journaux n’ont pas soutenu l’engagement de Charlie Hebdo au nom de la liberté d’expression. Dans son livre de témoignage intitulé Une minute quarante-neuf secondes (Actes Sud, 2019), le dessinateur Riss souligne combien les propos de certains de ses confrères ont été durs à l’encontre de Charlie, qui « l’avait finalement bien cherché » en publiant les caricatures « blasphématoires ».
La republication des caricatures à l’origine de la tragédie en une de son numéro du 2 septembre replace d’emblée l’enjeu du procès dans son essence : affirmer le droit à la liberté d’expression dans le cadre de la loi républicaine et condamner tout impérialisme de la pensée religieuse, laquelle doit demeurer dans la sphère privée. « Nous ne nous coucherons jamais. Nous ne renoncerons jamais », affirme Riss, actuel directeur de la publication de l’hebdomadaire, dans son édito.

Un procès nécessaire : anthropologie du massacre et de la survivance

Si la justice doit passer, sa mise en scène a pour vertu de donner la parole à tous, victimes et accusés, dans un cadre symbolique fort et protégé. Victimes, ou plutôt innocents, comme le rappelle Riss dans son témoignage. Le procès doit agir comme une catharsis. Il souligne la sidération des témoins, l’indicible des drames humains, ceux des proches de la rédaction décimée ou des « victimes collatérales » (nous pensons à Frédéric Boisseau, agent de maintenance de la société Sodexo, qui s’est trouvé sur le passage des Kouachi), ceux des morts de l’Hyper Cacher, aussi innocents que ceux de Charlie. Il souligne l’incompréhension et l’inexprimable ; le deuil et la culpabilité des survivants face aux masques des morts, bien visibles sur les clichés pris dans la salle de rédaction après le massacre.
Pourtant, il marque et marquera grâce à la parole forte de journalistes ou de policiers habitués à dire ou à écrire, et à celle des autres, le patron de l’imprimerie ou les clients de l’Hyper Cacher pris en otages, moins habitués à s’exprimer en public. Il marquera aussi par la parole des accusés, par leur mauvaise foi ou leurs arguments autoritaires. Par la réalité, surtout, de la violence donnée ou reçue, qui n’est pas du cinéma : « On a entendu aujourd’hui à la barre des policiers qui ont tous témoigné du caractère absolument asymétrique de la confrontation : entre les pistolets automatiques de service et les kalachnikovs, il y a un monde – justement celui qui sépare la sécurité de la guerre3. »
L’ensemble des paroles recueillies appelle à une anthropologie du massacre et de la survivance, de la mort acceptée et du deuil subi : comprendre comment se sont joués, minute par minute, les deux attentats ; explorer les attitudes, rôles, postures des terroristes et leur rapport au « sacrifice », mais aussi mieux saisir la sidération des victimes et l’expérience traumatique à long terme des survivants. Beaucoup de travaux ont déjà été publiés sur ces thèmes, le procès des attentats de janvier 2015 apportera sans doute une étude de cas supplémentaire et des matériaux denses pour travailler à la prévention du terrorisme et aux soins dont entourer les survivants.

Un procès nécessaire : un support pédagogique fort

Le procès des attentats de janvier 2015, avant ceux de novembre de la même année, a pour autre vertu d’être appelé à devenir un support pédagogique fort. Couvert par de nombreux journalistes, il produit des centaines de textes, de commentaires, de dessins.
L’actuelle rédaction de Charlie Hebdo a souhaité mobiliser, pendant toute la durée des débats, un dessinateur et un journaliste. Chargés de rédiger et de dessiner des comptes rendus quotidiens, ils alimentent le récit mis en forme du procès avec beaucoup de soin et d’humanité. Bien sûr, ils versent souvent dans l’émotion. Mais leur lecture, relayée dans nombre de médias en France et à l’étranger, participe à faire connaître et reconnaître ce procès comme événement judiciaire, social et politique. L’ensemble de ces éléments peut utilement nourrir un travail d’étude et d’analyse de l’image et de l’information. Filmé, ce procès dont les images seront accessibles dans cinquante ans, devient une archive iconographique et sonore de premier ordre, une source pour l’historien.

En parler et l’étudier en classe

Cinq ans plus tard, il semble important de réaffirmer notre soutien à Charlie Hebdo et de reprendre le dossier dans nos établissements scolaires, lieux privilégiés où se construit notre rapport collectif à la liberté républicaine. L’éducation à l’image, aux médias et à l’information est inscrite dans deux parcours majeurs de la formation des élèves : le parcours citoyen et celui de l’éducation artistique et culturelle. Aujourd’hui, la première pratique culturelle des jeunes est celle de l’image : cinéma, photo, télévision, jeux vidéo, Internet, etc. La publication de caricatures est à l’origine des attentats ; ceux-ci ont donné lieu à des centaines d’heures de films, documentaires, reportages et à un nombre incalculable de photographies ; le procès vient ajouter de nouveaux matériaux. L’ensemble forme un continent à explorer avec et pour les élèves.
Un premier travail peut être mis en œuvre autour de la caricature et du dessin de presse. Il s’agira de sortir de l’actualité pour montrer les liens étroits qu’entretient la caricature avec la liberté d’expression et l’extension des principes et valeurs démocratiques dans le cadre posé par la loi. Car la satire, bienfait cultivé dans une république telle que la nôtre, peut être condamnée et condamnable en droit. L’antisémitisme ou l’appel à la haine raciale n’ont pas droit de cité dans l’espace public. Mais la critique des religions et des dogmes entre dans le droit de dire ou de dessiner, elle fait partie de la libre expression. Nous l’avons rappelé, le délit de blasphème n’existe pas en France : chacun doit pouvoir mettre à distance, en citoyen éclairé, le rapport de l’autre à la foi et à la religion. Et les religions ont toutes leur place dans la République.
Ce cadre étant posé, l’enseignant peut proposer à ses élèves d’élaborer une revue de presse hebdomadaire afin de saisir la manière dont les médias se sont emparés du procès : quels médias, ce qui est mis en une, ce qui est retenu, ce qui est discuté, critiqué, etc. Les médias étrangers couvrent-ils le procès et sur quelles lignes éditoriales (de quoi alimenter des séquences en langues vivantes) ? Un passage par les réseaux sociaux peut être utile pour distinguer les gazouillis ambiants, l’agitation, du fond du procès. Ce dernier est l’occasion de comprendre le fonctionnement de la justice (pourquoi un tel formalisme ? pourquoi un procès qualifié d’« exceptionnel » ?), l’organisation des prises de parole, la cérémonie symbolique, nécessaire sur la forme, et l’exigence de la parole sur le fonds. Que juge-t-on ? D’abord les attentats, et, derrière eux, ce qu’ils sous-tendent comme remise en cause de notre contrat républicain. Ce procès est l’affaire de tous et ne doit laisser aucune zone d’ombre, pas même la réalité des corps massacrés.
Ce procès nous invite à rester, avec nos élèves de toutes origines, vigilants et debout face à la menace terroriste encore présente, à la terreur distillée aujourd’hui encore par des intégristes religieux. Marika Bret, DRH de Charlie, a dû être exfiltrée de son appartement le 21 septembre dernier à la suite de menaces de mort proférées par des djihadistes : « J’ai eu dix minutes pour faire mes affaires et quitter mon domicile. Dix minutes pour abandonner une partie de son existence, c’est un peu court, et c’est très violent. Je ne reviendrai pas chez moi », affirme-t-elle dans une interview au Point. La rédaction de Charlie Hebdo est toujours sous surveillance policière 24 h / 24 h…
L’ovation des députés en hommage au courage de Marika Bret, la signature par près d’une centaine de médias, le mercredi 23 septembre, d’une lettre ouverte appelant les Français à se mobiliser en faveur de la liberté d’expression, en soutien à Charlie Hebdo, qui fait l’objet de nouvelles menaces depuis la republication des caricatures, vont dans le bon sens.
Nous devons individuellement et collectivement dire non et ne sombrer dans aucun relativisme idéologique face au terrorisme. Nous devons soutenir notre bien commun, le faire comprendre et le transmettre comme un écrin et non comme un carcan. Ce message éclairé, fondé, argumenté, doit être celui de l’École. L’actualité nous oblige à l’aborder. Nous devons le travailler constamment, consciencieusement, avec fermeté et pédagogie.

Alexandre Lafon

1 En janvier 2020, une adolescente de seize ans, prénommée Mila, critique l’islam avec virulence sur Instagram (avec ses abonnés). Menacée de mort, elle vit sous protection policière. https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/religion-laicite/affaire-mila-on-vous-raconte-l-histoire-de-cette-lyceenne-descolarisee-apres-avoir-recu-des-menaces-de-mort-pour-ses-propos-sur-l-islam_3813029.html
2 « Sondage exclusif Charlie Hebdo : « Droit au blasphème : les Français sont plutôt pour mais carrément contre », https://charliehebdo.fr/2020/02/actualite/droit-au-blaspheme-50%E2%80%89-des-francais-sont-pour-50%E2%80%89-des-francais-sont-contre/
3 https://charliehebdo.fr/2020/09/proces-attentats/proces-des-attentats-de-janvier-2015-neuvieme-jour-pour-ahmed-merabet/
Lire également :

Où est Charlie ? Cinq ans après les attentats de 2015

« Une minute quarante-neuf secondes », de Riss : saine lecture pour jours difficiles


 

Alexandre Lafon
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