« Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme :
une collection particulière »

Contemporain de Monet et Baudelaire, le peintre autodidacte, spécialiste de la lumière et des atmosphères, fait l’objet d’une exposition de quatre-vingts de ses toiles au musée Marmottan Monet. Elles témoignent de son intérêt, comme chez Proust, pour les vacanciers du littoral normand.

Par Philippe Leclercq, critique

Il y a une quinzaine d’années, emmené par un ami à la foire Tefaf (The European Fine Art Fair) de Maastricht, Yann Guyonvarc’h tombe en arrêt devant une « vue » de Deauville peinte par le précurseur de l’impressionnisme, Eugène Boudin (1824-1898). Depuis, cet entrepreneur franco-suisse, mathématicien de formation, inconnu du grand public autant que du monde de l’art, voue une véritable passion pour celui que Camille Corot qualifiait de « roi des ciels ». Sa collection compte aujourd’hui environ deux cents œuvres, et quatre-vingts d’entre elles sont présentées dans l’exposition « Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme : une collection particulière », qui se tient jusqu’au 31 août au Musée Marmottan Monet à Paris. Cet ensemble privé – par conséquent inédit – couvre toutes les périodes du peintre, depuis ses premiers paysages normands des années 1850 jusqu’à ses ultimes marines vénitiennes de 1895.

Capter l’éphémère

Le parcours de l’exposition, réparti en huit sections, débute par le fameux tableau « coup de foudre » acheté en Hollande par Yann Guyonvarc’h. Lequel dut, à l’image d’Eugène Boudin avec la peinture (Boudin était encadreur de métier), se former en autodidacte pour devenir un spécialiste de l’artiste. Il s’agit d’une Plage de Deauville, œuvre tardive réalisée par le peintre en 1893. Le ciel immense, chargé de lourds nuages, occupe les deux tiers de la toile. Le contraste est saisissant entre les puissantes lignes de fuite de la plage et les grosses masses stagnantes qui menacent de pluie. Tout est là, qui vient d’en haut et subjugue : Boudin est un peintre non seulement de la lumière, mais aussi et surtout des effets météorologiques, des variations de lumière, des changements d’atmosphère. Sous une apparente facilité, sa peinture se caractérise par la rigueur de l’observation, l’équilibre des compositions, l’exactitude des formes et la justesse des couleurs. Son œuvre pourrait se résumer par la formule suivante : le naturel acquis à force de travail.

Boudin est un obsessionnel, qui reprend inlassablement le même sujet. Comme les maîtres de l’école de Barbizon qui l’inspirent – Théodore Rousseau, Constant Troyon, Jean-François Millet, Camille Corot –, il peint sur le motif. La peinture classique, qui se veut intemporelle et immuable, a vécu. L’essentiel, pour Boudin, est de capter le fugitif, l’éphémère, les simples beautés de la nature. Or, lui qui se plaint des constants changements de lumière et des mouvements de la mer et des bateaux, va bénir l’apparition du tube de peinture au mitan du siècle qui va renouveler sa manière de travailler en favorisant la simplicité d’exécution et la spontanéité technique. « Trois coups de pinceau d’après nature valent mieux que deux jours de travail au chevalet », explique-t-il dans une note datant du début des années 1850.

Le peintre poursuit et finalise ensuite son ouvrage dans une petite chambre. Ce qui explique d’ailleurs les formats modestes de la plupart de ses toiles (Boudin ne disposera d’un atelier que dans les dix dernières années de sa vie). Modestes aussi comme les bourses auxquelles ses toiles s’adressent alors, souvent des artistes amateurs qui achètent pour le plaisir, tels que Sacha Guitry, Georges Feydeau, Ivan Tourgueniev ou Alexandre Dumas fils.

L’ivresse de Baudelaire

La Petite Métairie aux environs d’Honfleur (1856-1860) témoigne de son intérêt pour l’arrière-pays normand tout autant que les bords de l’estuaire de la Seine où le peintre se livre à de rudes combats pour déjouer les caprices de la lumière. Boudin est-il alors trop moderne aux yeux de ses contemporains qui le boudent ? Claude Monet, 16 ans, alors jeune caricaturiste au Havre, ne « digère » pas les toiles de son aîné qui, à force d’insistance, réussira néanmoins à le convaincre d’aller dessiner avec lui en plein champ. L’expérience sera décisive. Des années plus tard, Monet se dira fasciné par « l’instantanéité » de ses pochades.

Charles Baudelaire, qui découvre l’atelier du peintre lors d’un séjour honfleurais en 1859 chez sa mère, Madame Aupick, sera, pour sa part, d’emblée conquis par ses études de ciels au pastel, « ces études si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages. » Et le poète, saisi d’étourdissement face au tour de force esthétique, de poursuivre plus loin dans son compte-rendu du « Salon de 1859 » : « À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. »

Boudin et Elstir

Des hommes, comme en attestent plusieurs des toiles retenues dans l’exposition, il en sera bientôt beaucoup question dans le travail de Boudin. La gare de Deauville est inaugurée en 1863, son casino et son champ de courses en 1864. La bourgeoisie se presse désormais sur la côte normande. La mode est aux bains de mer. Boudin, qui passe tous ses étés à Trouville, voit là l’occasion d’un bon profit financier, et devient « le » peintre de bords de plages mondaines (La Plage à Trouville, 1863 ; L’Heure du bain à Trouville, 1864 ; Réunion sur la plage, 1866). Or, si ses premières scènes apparaissent descriptives, voire anecdotiques, Boudin révèle progressivement son intérêt pour les atmosphères embuées de bord de mer. Un peu à la manière onirique de fondre ciel, terre et mer d’Elstir, le maître impressionniste retiré à Balbec dans La Recherche de Marcel Proust, et dont témoigne le narrateur dans sa longue description de la toile intitulée Le Port de Carquethuit (in À l’ombre des jeunes filles en fleurs).

L’écrivain est âgé de 27 ans quand le peintre meurt à 74 ans, le 8 août 1898. Ils ne sont jamais rencontrés. Les deux hommes nourrissent cependant une affection particulière pour le même endroit de la Côte Fleurie, où le jeune Proust a passé plusieurs étés avec sa grand-mère. « Entre Trouville et Honfleur sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales », écrira-t-il en 1905 dans une lettre adressée à son amie Louisa de Mornand.

Échos entre peintre et littérature

C’est dans le restaurant de Rivebelle que le narrateur, en compagnie de Saint-Loup, fait la connaissance d’Elstir, personnage imaginaire qui, précisons, ne s’inspire pas de Boudin mais plutôt de Monet (ou de Paul Helleu, ou d’Édouard Manet, ou d’Auguste Renoir ?). « Célèbre, Elstir ne l’était peut-être pas encore à cette époque tout à fait autant que le prétendait le patron de l’établissement, et qu’il le fut d’ailleurs bien peu d’années plus tard. Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n’était encore qu’une sorte de ferme et à y amener une colonie d’artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l’on mangeait en plein air sous un simple auvent était devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu’à cause d’une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de là). » Cette « sorte de ferme » où se pressait « une colonie d’artistes » est précisément la ferme Saint-Siméon que Boudin fréquenta, et où il emmena entre autres Monet et Gustave Courbet. C’était alors un lieu discret, modeste, où Boudin réalisa quelques pastels, croquant quelques scènes de la vie des hommes et des femmes de jadis, les pommiers et animaux de ferme alentour…

Enfin – et c’est sans doute là l’essentiel –, Boudin et Proust partagent un attachement commun pour la petite société « vacancière » du littoral normand. Tous deux en saisissent les instants de flânerie, les bains de soleil, les loisirs, l’oisiveté… L’un comme l’autre s’abreuve au même rivage de la Manche, peignant le même décor, le même vécu, la même humanité des femmes en robe à l’ombre des ombrelles, des hommes en habit et chapeau, des baigneurs en costumes de bain, des groupes alanguis ou assis à l’abri des tentes de plage… Entre peinture et littérature, les correspondances abondent. Plus que tout autre, Boudin préfigure l’univers balnéaire de Balbec, qui offre en retour d’entendre les conversations des élégantes assemblées muettes qui ont bâti la renommée du peintre normand.

P. L.

L’exposition « Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme : une collection particulière » se tient au musée Marmottan Monet (Paris, 16e) jusqu’au 31 août 2025. Tous les jours de 10 heures à 18 heures, sauf le lundi. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 heures.


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Philippe Leclercq
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