Fernand Khnopff, le maître de l’énigme

« Une Ville morte (Avec Georges Rodenbach) », 1889. Coll. The Hearn Family Trust, New York.

Au sortir de l’exposition de Fernand Khnopff (1858-1921), que lui consacre actuellement le Petit Palais, on aura plaisir à se replonger dans Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach (1892), dont l’œuvre du peintre et dessinateur belge fut inspirée.
Outre qu’il passa sa prime enfance dans la cité flamande, Khnopff exécuta entre 1902 et 1905 une magnifique série de dessins (rehaussés), adaptés des trente-cinq photographies touristiques qui illustraient la première édition du roman de son compatriote d’outre-quiévrain.

Bruges la muette

Ces dessins, qui clôturent avec fièvre le parcours de l’exposition, sont des blocs de minéralité silencieuse, crayonnés à l’atmosphère languide et désolée de l’œuvre littéraire. En recadrant un des clichés originaux, Khnopff offre dans Souvenir de Bruges – L’entrée du béguinage (1904) une large place à l’eau stagnante du canal et aux mornes nymphéas qui affleurent à la surface.
L’œuvre est d’une grisaille monochrome, un peu frileuse, fragile, incertaine. Le regard se sent à la fois aspiré et rejeté ; il se noie dans la pâle surface aquatique et va buter sur la brique des constructions qui obstruent la perspective. Prisonnier d’un double sentiment contradictoire d’abandon et de contrainte, de présence et d’oubli, qui est une définition du vide qui occupe les œuvres de Khnopff.
Non loin de là, Une ville abandonnée (1904) accroît jusqu’à l’angoisse l’impression de néant, d’absence de repères dans un monde soumis à ses limites et menacé de disparaître. La ville est ici celle, irréelle et fantomatique, du paradis perdu de l’enfance. Elle semble s’être tue pour toujours.

L’une des photographies illustrant la première édition de « Bruges-la-morte », en 1892

Paysages de l’absence

Cette impression de silence (métaphysique) et de vide (sidéral) est au cœur de la peinture de ce maître du symbolisme (Khnopff, une voyelle pour six consonnes, un symbole, déjà ?), sans doute le plus discret de la scène européenne fin-de-siècle.
Issu d’une riche famille des Ardennes belges, Khnopff quitte le droit pour l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. De passage à Paris, il s’enthousiasme pour Eugène Delacroix et se passionne pour Gustave Moreau dont il admire l’univers et la puissance créative. Mais, ce sont les artistes préraphaélites (Edward Burne-Jones, Dante Gabriel Rossetti, George Frederic Watts), et la Sécession viennoise dont il se sent proche (Gustav Klimt), qui guident sa sensibilité.
Khnopff développe bientôt une peinture rêveuse, évanescente, fantasmatique. Elle a les épanchements mélancoliques de son époque dont elle produit des échos désenchantés. Ses paysages, empreints d’étrangeté, questionnent la réalité du monde, l’invisible derrière les apparences, et la capacité de l’homme à s’accorder à son environnement. Ou plutôt l’incapacité, tant le lien entre les deux paraît rompu, comme en attente, nous dit l’artiste dans les huiles qu’il peint au cours de ses étés à Fosset, un hameau situé près de Bastogne, où sa famille possède une maison.

Fernand Khnopff, « À Fosset, l’entrée du village », 1885, huile sur toile, collection particulière © DR

À Fosset. Le garde qui attend (1883), À Fosset. Un soir (1886), et même Memories (1889), ample tableau où figurent sept représentations de sa propre sœur Marguerite plongée dans le crépuscule d’une nature verdoyante, indiquent que tout est en suspension, figé dans une sorte d’éternité de l’instant. Les personnages statiques, absents et sans ombres, accentuent le dépouillement du décor. Ceux-ci sont comme les figurants d’un théâtre désincarné, posés platement sur la toile, sorte d’incongruités à la surface du monde. Aucun d’eux ne fait corps avec le paysage, qui s’en trouve fort démuni, désolé, un peu absurde.
Fernand Khnopff, « Du silence », 1890, pastel sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Photo J. Geleyns / Art Photography.

Il n’y a là nul échange. Il n’y a que du silence. Tout est calme, appelle au calme, au renoncement à la parole, au rejet du bruit, pour cheminer vers l’éveil spirituel. C’est ce que recommande Marguerite dans Du silence (1890), l’index sur la bouche et le regard hypnotique, mais aussi l’ami écrivain Georges Rodenbach dans son ouvrage Le Règne du silence (1891).

Musique et recueillement

Le silence, qui émane des œuvres de Khnopff (paysages ou portraits), est la voie par laquelle l’homme peut entendre le monde. Il fait naître en lui de vastes horizons et permet seul de percer les mystères de l’être et de la connaissance. Aussi, est-ce dans cet esprit que le peintre nous invite à interpréter son œuvre la plus célèbre (et qui nous évoque Gustave Moreau), L’Art ou Des caresses (1896). Laquelle représente un Œdipe androgyne, le visage collé à celui d’une femme à corps de guépard (la sphinge), tous deux plongés dans une conversation profonde et silencieuse.

Fernand Khnopff, « L’Art ou Des Caresses », 1896, huile sur toile, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Photo J. Geleyns Art Photography.

Le sphinx, mais aussi l’idéal féminin, le rêve, la solitude, les villes dépeuplées sont chez Khnopff, comme chez tous les symbolistes qu’il fréquente, des thèmes qui l’obsèdent. Il lit Stéphane Mallarmé et Maurice Maeterlinck, se lie avec Grégoire Le Roy, Joséphin « Sâr » Péladan (qui l’invita dès le premier salon parisien de la Rose-Croix), Émile Verhaeren, et bien sûr Georges Rodenbach.
Verhaeren, qui lui consacre dès 1886 une belle série d’articles dans L’Art moderne, voit en lui moins un coloriste (Khnopff a un peu oublié « son » Delacroix entre-temps) qu’un formidable dessinateur « qui réfléchit plus qu’il ne parle, qui observe plus qu’il n’explique ». L’auteur des Villes tentaculaires (1895) salue sa rigueur et sa logique. Il le dit « artiste » et « entêté », « artiste » parce qu’« entêté ».
De En écoutant du Schumann (1883), une toile vibrante où apparaît la propre mère du peintre, le visage enfoui dans une main, Verhaeren loue l’intense climat de recueillement, et souligne la grande modernité,

« parce qu’elle porte au-delà du décor et qu’elle réfléchit une flamme de l’âme d’aujourd’hui. Ce n’est que depuis peu d’années que la musique s’écoute ainsi – non pas avec plaisir ; avec méditation. L’effet de l’art, de notre art, est une influence de vague attirance vers un idéal triste et grave. Le tableau rend visible cet effet-là ».
 

Fernand Khnopff, « Portrait de Marguerite Khnopff », 1887, huile sur toile, 96 x 74,5 cm, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Photo F. Maes.

Marguerite et Hypnos

Marguerite Khnopff est la sœur du peintre ; elle est aussi sa muse. Il l’étudie sous de multiples facettes, et trouve en elle un masque d’androgynie, ou la figure idéale de la beauté tant recherchée, qu’il répétera dans tous les autres portraits de femmes (hiératiques, statufiées) qu’il peindra ou dessinera au cours de sa carrière.

Fernand Khnopff, « Méduse endormie », 1896, pastel sur papier. Coll. particulière.

Les dessins de Khnopff sont comme des apparitions, sorte de rêves diaphanes du féminin révélé (Le Masque au rideau noir, 1892). Ses photographies (qu’il prend en grand nombre de 1889 à 1902) ou celles des autres (du photographe bruxellois Albert Édouard Drains dit Alexandre) lui permettent d’étudier le mouvement et le geste de Marguerite qu’il affuble d’attributs princiers ou divins.
Ces clichés, parfois rehaussés de couleurs, sont retravaillés comme des tableaux, qu’ils deviennent (L’Offrande, 1900 ; Arum Lily, 1900).
À la manière de nombre d’artistes symbolistes, Khnopff réactive les mythes anciens, et en particulier celui du dieu grec du Sommeil, Hypnos. Le petit bronze du dieu ailé, attribué au sculpteur Scopas (vers 350-200 avant J.-C.), apparaît comme une figure tutélaire de son œuvre, présente dans plusieurs de ses toiles (I lock my door upon myself, 1891 ; Une aile bleue, 1894). Notons encore ici la présence de sa Méduse endormie (1896), qui nous rappelle Odilon Redon.

« Quand les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

On a plaisir à déambuler dans cette belle exposition. Sa scénographie s’appuie sur l’esprit des synesthésies baudelairiennes. Quatre bornes audio-olfactives, disséminées dans les salles, diffusent parfums, musiques et poésies. L’on se penche sur elles, un écouteur à l’oreille, et l’on entrevoit la possibilité d’une rencontre entre les sens. C’est astucieux, et très pédagogique.
Ces bornes, mais aussi le cadre somptueux des salles d’exposition, évoquent l’intérieur de la maison-atelier que Khnopff se fit construire à Bruxelles en 1900. Conçue comme un « temple du Moi », il y vécut, y travailla, souvent en musique et dans une atmosphère d’essences rares, jusqu’à sa mort en 1921.
Enfin, un salon symboliste attend le visiteur où celui-ci peut s’installer et tirer bon profit des lieux, des ouvrages à disposition et des diverses animations musicales que propose la manifestation. Outre le concert donné dans l’auditorium du Petit Palais (et dont nous percevions quelques échos), un conférencier et ténor (Grégoire Ichou) agrémentait ses commentaires de plusieurs morceaux chantés le jour de notre visite. Bel hommage au « maître de l’énigme » et des correspondances.

Philippe Leclercq

• L’exposition « Fernand Khnopff, Le maître de l’énigme » se tient au Petit Palais (avenue Winston-Churchill, 75008 Paris) jusqu’au 17 mars 2019. Tous les jours de 10 heures à 18 heures, sauf le lundi. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 heures.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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