"Terreur dans l’Hexagone. Genèse du Djihad français", de Gilles Kepel, avec Antoine Jardin

"Terreur dans l’Hexagone. Genèse du Djihad français", de Gilles Kepel, avec Antoine JardinL’année 2015, achevée depuis peu, aura été celle des tueries, commencée avec les attaques meurtrières de janvier contre la rédaction de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Cacher de la Porte de Vincennes, clôturée avec les massacres du Bataclan et des terrasses de café voisines. La France, relativement épargnée jusqu’alors, était confrontée à deux des plus sanglantes manifestations du terrorisme aveugle. De quoi justifier un titre, pourtant un peu simplificateur, voire excessif, Terreur dans l’Hexagone.
Après une réaction de sidération et de révolte, puis l’expression de marques de compassion et de solidarité, est venu le temps de l’analyse, et celle que propose Gilles Kepel, un de nos meilleurs spécialistes de l’Islam et du monde arabe, mérite d’être écoutée.

Les trois étapes de la radicalisation

En prenant comme référence les attentats de 1995 en France, puis les émeutes de 2005, parties de Clichy-sous-Bois, nous sommes entrés, depuis l’affaire Mohamed Merah en 2012, dans la troisième génération du djihadisme, nous dit Kepel, et nos institutions, faute d’avoir su s’adapter aux évolutions, ne semblent pas en mesure de maîtriser la menace.
Daesh, aujourd’hui, s’est détourné du modèle pyramidal préconisé naguère par Oussama Ben Laden au profit d’un rayonnement diffus, en essaim, résumé par la formule Nizam, la tanzim, (« Un système, non une organisation ») et dont l’arme principale est la révolution numérique qui « élargit à l’univers entier un espace du champ de bataille qui était autrefois limité à des terrains particuliers, comme l’Algérie ou la Bosnie » (p. 150).
Séduits par des vidéos prometteuses (comme celle d’Omar Omsen), déçus par les responsables politiques successifs (dont François Hollande, élu grâce au « vote musulman »), ébranlés par certaines mutations sociales (le « mariage pour tous », par exemple), exaltés par les affrontements sur le terrain syro-irakien et le conflit en Palestine, révoltés par l’islamophobie (réelle ou supposée) qui anesthésie l’esprit critique et favorise la victimisation, frappés par le chômage et les discriminations, interpellés par une laïcité qu’ils ont du mal à comprendre, certains jeunes en perte de repères, dans les banlieues des grandes métropoles, mais aussi dans des villes apparemment plus tranquilles (ainsi Lunel, dans l’Hérault proclamée un temps « capitale du djihad français »), se radicalisent et partent rejoindre le djihad (près de mille l’an dernier), puis reviennent sur le territoire national dans le but d’y porter la guerre civile.
 

Aux origines du mal

Patiemment, Gilles Kepel, aidé d’un jeune chercheur au CNRS, Antoine Jardin, remonte aux origines du mal, déjà évoqué dans ses précédents livres, Passion française, Quatre-vingt treize, Banlieue de la République. Quelques personnalités inquiétantes auraient posé les fondements de cette troisième vague du djihadisme, ainsi Abu Musab al-Suri dans son Appel à la résistance islamique mondiale, ouvrage téléchargeable sur Internet dans lequel se trouve détaillé le mode d’emploi des meurtres et attentats.
Ou le « cheikh blanc », Abdulillah/Corel, fondateur de la communauté Artigat. Ou encore le groupe « Forsane Alizza » (Les cavaliers de la fierté), le Sénégalais Omar Omsen, grandi à l’Ariane, quartier défavorisé de Nice, Mehdi Nemmouche, dangereux repris de justice devenu le geôlier des prisonniers des salafistes, les frères Bons, d’autres encore, auxquels sont venus se joindre des groupes islamistes traditionalistes soucieux d’entrer dans la compétition pour l’hégémonie sur la communauté musulmane.
Sont détaillés aussi les parcours de ces terroristes qui se sont illustrés récemment dans notre pays, Merah, Djamel Beghal, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly et sa femme Hayat Boumedienne, tous champions du « djihadisme 3G », comme il est dit par référence à des évolutions technologiques.
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Refonder l’instruction publique

« Entre kalach et Martel », ainsi que l’annonce la conclusion qui veut opposer la violence des fusillades aux croisades historiques pour contenir les invasions arabes, que faire ? Redonner du lustre aux études sur le monde islamique ; trouver les moyens pour s’adapter à un danger de forme inédite ; résister aux sirènes de l’extrémisme ; composer avec l’afflux de migrants venus de pays en guerre et surtout, comme le suggère le philosophe Pierre Manent, inventer un nouveau « pacte social » qui, prenant en compte les changements survenus dans la société française, reconsidère le dogme historique de la laïcité.
Une institution mérite d’être refondée, écrit Kepel dans les dernières lignes de son ouvrage, « l’instruction publique, depuis la crèche jusqu’à l’université, tombée aujourd’hui dans l’indigence du fait d’une impéritie coupable de la classe politique tout entière » (p. 317). Continuons à croire aux vertus de l’école, d’elle peut-être viendra le salut.

                                                                                  Yves Stalloni

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Gilles Kepel, avec Antoine Jardin, “Terreur dans l’Hexagone. Genèse du Djihad français”, Gallimard, 2015, 330 p.
Résumé du rapport “Banlieue de la République“, étude conduite par Gilles Kepel à Clichy-Montfermeil, six ans après les émeutes de 2005, publiée en octobre 2011.

Yves Stalloni
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