« Habemus papam », de Nanni Moretti
Exaspéré non seulement par le gouvernement de Berlusconi, mais par les dissensions et les atermoiements de la gauche italienne, Nanni Moretti s’est fait dans son pays le porte-parole de la contestation politique et sociale.
Dans Habemus papam, il remet aussi en question les institutions religieuses, comme il l’avait fait en 1985 dans La messe est finie, où il interprétait un jeune prêtre confronté à une société en pleine déconfiture, et rejoint Marco Bellocchio (L’Ora di religione, Le Sourire de ma mère, 2002) dans la provocation anticléricale.
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Un pape fugueur
En réalité, Moretti, avec cette énergie désespérée et cette autodérision qui le caractérisent, entend saper toutes les certitudes de notre piteuse post-modernité. Commençant au sommet de l’édifice, il imagine donc un conclave réuni pour élire un nouveau pape. Après plusieurs tours de scrutin, aucune majorité ne se dégage sur un favori. Enfin, un cardinal peu connu et peu cité par les sondages remporte l’élection. Applaudi avec soulagement, il accepte, mais au moment d’être présenté à la foule, il refuse d’aller sur le fameux balcon et fait part de son angoisse devant une telle responsabilité.
Le meilleur psychanalyste de Rome – Nanni Moretti – s’avère impuissant à l’aider à cause de la présence obligée des cardinaux et de la faible marge de manœuvre qu’on laisse à ses questions. Sans en informer le conclave, on emmène donc le pape voir en ville une psychanalyste, l’ex-femme du précédent. Il en profite pour faire une fugue et passe trois jours en liberté à réfléchir à la situation alors que tout le monde le croit dans sa chambre à méditer.
On retrouve d’abord dans ce film l’une des préoccupations constantes de Nanni Moretti : filmer les pannes de l’homme, ces moments ou la vie le confronte à des situations de crise impossibles à résoudre sans faire retour sur soi-même et tout arrêter. Il a filmé ces parenthèses dans Caro diario (1993), avec son cancer, dans La Stanza del figlio (2001), avec une famille terrassée par la mort d’un enfant ; et il a interprété dans Caos calmo, de son ami Antonello Grimaldi (2008), le rôle d’un homme d’affaires qui, venant de perdre sa femme, campe plusieurs jours devant l’école de sa fille, incapable de la quitter pour aller à son bureau. Ici, la personnalité exceptionnelle que le cinéaste a choisie comme protagoniste rend cette parenthèse plus cocasse, car plus inimaginable encore par ses conséquences publiques.
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Le monde du spectacle ou celui du pontificat ?
Sa peinture de l’univers pontifical est d’une grande subtilité. Dès la première réunion du conclave, les cardinaux sont montrés non seulement dépourvus de toute ambition, mais remplis de doutes sur leurs capacités et de craintes devant cette charge écrasante. Le cardinal Melville – dont le nom est celui du cinéaste français sans doute pour annoncer sa particularité – ne serait donc que l’exagération cruciale de ce scrupule commun à tous. Vision nettement optimiste et ironique de la situation !
Le pape élu, interprété par un Michel Piccoli mutique au regard extraordinairement expressif, avoue sa panique en disant : « J’ai toujours joué la comédie. » Double ou triple énonciation, qui fait allusion à la comédie sociale que joue chaque homme, à la personnalité réelle de Piccoli, mais aussi à l’histoire individuelle du personnage, qui a rêvé toute sa vie d’être comédien, sans y réussir. Décidément le monde du spectacle est plus sa vocation que le pontificat. Il tente d’ailleurs d’aider un véritable comédien, pris de trac parce qu’il doit jouer, dans Oncle Vania de Tchékhov – que le pape connaît par cœur –, le rôle clé de Sérébriakov, intellectuel vaniteux et égoïste, en face de l’oncle rêveur et paresseux qui a gâché sa vie à exploiter le domaine.
Cette pièce, qui s’emploie à détruire les illusions de réussite financière et sociale au profit de la résignation à une vie sans éclat, met en abyme le problème posé au nouveau pape. Elle évoque de plus l’un des auteurs préférés de Michel Piccoli au théâtre, confondant encore davantage l’histoire de l’acteur avec l’histoire du personnage. Du coup le trac, commun à tous les hommes dans les moments graves, apparaît comme le problème central du film, qui met sur le même plan les comédiens et le futur pape, appelé au rôle de sa vie.
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.La grandeur du doute humain
L’humour décapant d’Habemus papam souligne l’ambivalence de toute réussite sociale, incarnée également par ce psychanalyste qui se plaint d’avoir été quitté par sa femme justement parce qu’il était le meilleur. Mêlant dans l’intrigue toutes ces données de façon inextricable, le cinéaste y ajoute encore l’un de ses sujets favoris, le sport, déjà traité sur le mode politique dans Palombella rossa (1989). Car, enfermé avec les cardinaux au Vatican, le psychanalyste, privé de tout rapport avec l’extérieur, en situation d’échec professionnel et personnel, tente de les distraire d’abord par une désopilante exégèse psychanalytique de la Bible, vite taxée de déformation professionnelle, puis en organisant un tournoi de volley-ball dans la cour privée. Séquences délectables, ou les cardinaux jouent au ballon comme des enfants, comme pour contrarier les paris du public sur leurs chances d’être élus.
Mais toute parenthèse doit être refermée. Le pape, retrouvé, est ramené au Vatican. Va-t-il enfin se décider à accepter sa charge ? Sans jamais cesser de nous amuser, et sans manquer un seul instant de respect au monde ecclésiastique, Nanni Moretti – et c’est bien plus subversif – le réduit à sa dimension humaine, trop humaine. Du coup il nous incite subrepticement à nous demander si le jugement de Dieu est bien raisonnable et si les épaules d’un seul homme sont assez larges pour de telles responsabilités, morales et politiques.
En mesurant son indignité, Melville est certes plus modeste que de raison, mais sans doute plus près de la vérité que ses collègues, persuadés d’avoir compris le message divin et bien décidés à faire appliquer le résultat de leur vote. Inversant radicalement dogme et valeurs, Moretti oppose à l’infaillibilité pontificale la grandeur du doute humain.
Anne-Marie Baron
Très bonne analyse. Pour moi, ce film dénonce avec malice la difficulté à endosser les responsabilités des “dirigeants”, laïcs comme religieux et l’infantilisme des “peuples” qui attendent tout du “Père” – Saint ou pas.
Voilà un commentaire qui ne saurait laisser indifférent quiconque (c’est mon cas) vénère Tchekov et adore Moretti. AMB a parfaitement situé ce film par rapport à l’œuvre de Nano Moretti, et cette œuvre elle-même par rapport au malaise de la société italienne. Le sujet du film n’est pas sans rappeler le merveilleux “Tantum ergo” des “Nuovi mostri”, où Vittorio Gassman s’était illustré aux dépens d’un jeune prêtre tourmenté par la post-modernité.