« Habiter dans la littérature pour la jeunesse » : un colloque pour retrouver l’esprit des lieux

Le colloque « Habiter dans la littérature pour la jeunesse », organisé les 15 et 16 octobre derniers par le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), a su tendre des ponts entre des œuvres de nature très différentes et susciter une réflexion sur « l’esprit cabane » et comment habiter dans le monde d’après.

Par Antony Soron, maître de conférences, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

Le colloque « Habiter dans la littérature pour la jeunesse », organisé les 15 et 16 octobre derniers par le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), a su tendre des ponts entre des œuvres de nature très différentes et susciter une réflexion sur « l’esprit cabane » et comment habiter dans le monde d’après.

Par Antony Soron, maître de conférences, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris.

Les contes ont « l’esprit des lieux » et, même, plus spécifiquement, l’esprit « de la maison ». L’intrigue du Petit Chaperon rouge se structure autour d’un déplacement à haut risque de sa propre maison à celle de sa mère-grand, en passant par un espace forestier incertain, a montré Gaëlle Le Guern-Camara, agrégée de lettres modernes, chargée de cours à l’université de Créteil, en lançant le 15 octobre le colloque « Habiter dans la littérature de jeunesse ». Ce dernier était organisé par le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ) avec le soutien des ministères de la Culture et de l’Éducation.

La maison demeure un espace ambivalent dans nombre de récits traditionnels destinés aux enfants. Peau d’âne se réfugie dans une métairie isolée pour échapper au mariage forcé avec son père. Quant au Petit Poucet et ses frères, ils sont confrontés à des maisons « pièges » : la leur, dont leur bûcheron de père souhaite les priver, et celle de l’ogre, où ils devraient finir mâchés.

« Refuge » ou « piège » en fonction des intrigues, la maison n’intervient pas comme espace dramatique simple. Doctorante à la faculté de lettres Ben M’sik à Casablanca, Farah Abdelali a ainsi souligné que la maison pouvait aussi s’apparenter, dans le conte populaire marocain, à « un exil, un refuge et un espace d’émancipation ».

Considérer le lieu d’habitation comme le point d’origine du récit conduit à une approche géographique de la littérature pour la jeunesse. Docteur en géographie, formateur à l’Inspé Centre-Val de Loire, Christophe Meunier s’est ainsi penché sur la notion de « capital spatial par les albums pour enfants ».

Les paradoxes de la cabane

Le colloque ne pouvait pas s’exonérer d’une réflexion sur l’imaginaire enfantin de l’habitat, « espace ludique et fictionnel », pour reprendre l’expression du pédiatre Donald Winnicot (1896-1971). Ainsi, l’intervention de Brigitte Van Den Bossche, agrégée de l’université de Liège, enseignante à l’école supérieure artistique Saint-Luc à Liège, a suscité la curiosité par sa réflexion sur « l’esprit cabane ».

Son propos a permis de corréler des créations concrètes de « cabanes » par des enfants avec la façon dont les auteurs d’albums évoquent et représentent « la cabane » dans leurs récits. « L’esprit cabane », tel que défini par l’enseignante, a mis en perspective les enjeux de la construction d’une cabane pour les enfants, à savoir notamment « se retrouver », « s’abriter » et « s’isoler ». Elle a démontré que « l’esprit cabane » dépassait largement la sphère de l’enfance en renvoyant par exemple aux créations de « l’anarchitecte » Richard Greaves, qui a érigé une spectaculaire « maison des Trois Petits Cochons » sur un terrain dans la Beauce.

Autrice de l’ouvrage Les Bibliothèques pour enfants 1945-1975 : modèles et modélisation d’une culture pour l’enfance (Éditions du Cercle de la Librairie, 2005), Hélène Weiss a souligné combien « l’esprit cabane » était depuis longtemps inhérent aux romans pour la jeunesse puisqu’il avait déjà sa place dans Les Malheurs de Sophie, de la comtesse de Ségur.

L’évolution de la société et des structures de l’habitation a modifié la représentation de l’habitat dans la littérature pour la jeunesse. Les auteurs appartiennent à leur temps, ce qui justifie, pour reprendre les mots de l’illustrateur Didier Cornille, de « regard [er] où l’on habite ». En lieu et place de la maison des contes, on retrouve de plus en plus d’appartements impliquant une plus ou moins grande promiscuité, comme dans l’album Antony Browne, Le Tunnel (l’école des loisirs).

Dès lors, ne s’agit-il pas de réinventer sa cabane pour renouer un nouveau lien entre amis ou de façon plus solitaire, construire son coin à soi ? Les romans « pour ados » ou « pré-ados » sont devenus de plus en plus pessimistes dans leur représentation du monde depuis l’entrée dans le troisième millénaire. Plus que comme une simple échappatoire, ou lieu de fuite, la cabane va jusqu’à y représenter un espace de survie.

Ainsi dans Les Cinq bonheurs de la chauve-souris (l’école des loisirs), Jean-François Chabas narre l’histoire de deux sœurs « installées » dans une cabane dans une forêt, qui va leur permettre, en s’alliant avec un homme des bois, de se protéger de nouvelles agressions sexuelles. Avec moins de noirceur mais tout autant de lucidité, Brigitte Smadja, dans Le Cabanon de l’oncle Jo (l’école des loisirs), souligne à quel point la conception d’une cabane au fond d’un jardin de banlieue est susceptible de réparer les âmes, en l’occurrence la dépression qui mine chacun des deux personnages principaux, un oncle et sa nièce.

Habiter autrement : vers des lieux non communs

Laurence Allain-Le Forestier et Ann-Rozenn Morel, universitaires de l’école interne de l’université de Brest se sont penchées sur l’habitat en milieu naturel dans les récits de science-fiction, en montrant en quoi la nature y est synonyme d’utopie. Dans Céleste, ma planète, de Timothée de Fombelle (Gallimard Jeunesse), il semble que l’existence humaine ne soit susceptible de se restaurer que dans la nature retrouvée, tandis que la société de consommation, la fracture sociale et la pollution galopante sont stigmatisées par l’ironie féroce du narrateur-personnage : « Les gens adorent les sacs [plastiques] ».

Dans ce contexte, le désir de retour à la terre s’impose. Ce que le seul roman vraiment « utopiste » du corpus retenu par les communicantes, Macha ou l’évasion de Jérôme Leroy (Syros), parvient à mettre en scène en promouvant l’esprit « zadiste ». Le même esprit de réparation anime l’histoire communautaire développée parVincentVilleminot dans Nous sommes l’étincelle (Pocket jeunesse). Ce lauréat du Prix du roman d’écologie relate comment, en 2025, une partie de la jeunesse décide de partir vivre en forêt dans des villages autonomes.

Le colloque « Habiter dans la littérature pour la jeunesse » a su jeter des ponts entre des œuvres très différentes. Le croisement des communications a ainsi permis d’avancer l’idée que la représentation littéraire de la « maison » ou de « la cabane » n’était jamais neutre ; qu’un habitat, aussi fruste soit-il, n’est jamais exempt d’une présence préexistante ou forgée par l’imaginaire. D’où l’intérêt d’évoquer « la mémoire de la maison » comme Bernadette Bricout, professeure émérite de littérature orale à l’université de Paris Diderot.

Dans le bel album La Tempête, de Claude Ponti et Florence Seyvos (l’école des loisirs), la maison devient la chambre, puis le lit, qui s’échappe sur les eaux, nomade, avec toute la maisonnée à son bord.

Il y a quelques années, on construisait encore des cabanes pour s’inventer un monde. En fonction de la catastrophe écologique programmée et de l’inexorable montée des eaux, il faudra sans doute retrouver dans l’enfance « d’avant » et dans les livres pour la jeunesse, les outils pour habiter le monde d’après.

A. S.

Intervenants référencés

Gaëlle Le Guern-Camara, professeur agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’université de Créteil.

Farah Abdelali, doctorante laboratoires langues littératures et communication, faculté des lettres et des sciences humaines Ben M’sik à Casablanca.

Christophe Meunier, docteur en géographie, formateur à l’Inspé Centre-Val de Loire, université d’Orléans et membre associé au laboratoire In TRu à l’université de Tours.

Brigitte Van Den Bossche, agrégée de l’université de Liège, enseignante à l’école supérieure artistique Saint-Luc à Liège, coordinatrice des Ateliers du texte et de l’image et du fonds Michel Defourny.

Hélène Weis, professeure de lettres, formatrice honoraire à l’Inspé Versailles, membre de l’Afreloce.

Didier Cornille, designer.

Laurence Allain-Le Forestier et Ann-Rozenn Morel, PRCE à l’Inspé, école interne de l’université de Brest (UBO – Université de Bretagne occidentale).

Bernadette Bricout, professeure émérite de littérature orale à l’université de Paris, conceptrice des Amphis 21 à Sciences Po, professeure invitée à l’université de Wuhan.

Ressources numériques

Références bibliographies

Antony Browne, Le Tunnel, l’école des loisirs, 1989.

Jean-François Chabas, Les Cinq bonheurs de la chauve-souris, l’école des loisirs, 2010.

Timothée de Fombelle, Céleste, ma planète, Gallimard Jeunesse, 2009.

Jérôme Leroy, Macha ou l’évasion, Syros, 2016.

Claude Ponti et Florence Seyvos, La Tempête, l’école des loisirs, 2002.

Brigitte Smadja, Le Cabanon de l’oncle Jo, l’école des loisirs, 2010.

VincentVilleminot, Nous sommes l’étincelle, Pocket Jeunesse, 2021.

Antony Soron
Antony Soron