Le long chemin de Jeff

Qui est Joseph Kessel ? Question étonnante en apparence : le collégien ou le professeur dira l’auteur du Lion, du Petit âne blanc, présents dans ces volumes de la « Pléiade ». Et parfois, si le collégien a étudié avant nos années, celui d’Une balle perdue, roman sur les émeutes de Barcelone en 1934, et sur la vieille opposition entre Catalogne et Castille. Le passionné des années folles songera au noctambule, flambeur, séducteur, passant ses nuits à Montmartre avec tout ce que Paris compte de personnalités plus ou moins fréquentables.
Sur le plan politique, il n’est pas très regardant non plus : Carbuccia, Suarez, Béraud… ils deviennent bien encombrants quand au milieu des années, ils prennent un virage serré à l’extrême-droite. Ils étaient de grands amis, Kessel s’éloigne.

« Plus long le chemin, plus riches ses promesses. »

Et puis il y a l’auteur du Chant des partisans, le romancier qui, en 1943 rédige la chronique d’une Résistance au quotidien, magnifiée par la prose de Kessel, avant de l’être par le cinéma : L’Armée des ombres, sans doute l’un des plus grands films de Melville. Et le reporter qui, dès ses vingt ans est allée en Sibérie, en passant par les États-Unis, a fait quelques tours du monde, entre la Sibérie et l’Afrique, le Moyen-Orient et les États-Unis. Et le co-fondateur de Gringoire ou de Détective. Je résume ce qui se dit dans une devise : « Plus long le chemin, plus riches ses promesses. » Kessel a suivi un très long chemin et accompli bien des promesses. Il y a en lui quelque chose de Jules Verne, lequel n’a toutefois pas beaucoup voyagé pour imaginer et écrire. C’est le mot de promesse et le désir de donner à voir ou, pour reprendre une autre formule, « Informer, convaincre, émouvoir ».

« L'Armée des ombres »
Lino Ventura dans « L’Armée des ombres », de Jean-Pierre Melville © Studio Canal, Phono Roma.

Mais revenons sur le chemin et les promesses qu’il offre. Kessel naît dans une famille juive russe en Argentine. Son père, Samuel, a trouvé là un refuge contre l’antisémitisme de la Russie tsariste. C’est pourtant à Orenbourg, dans le pays d’origine, que grandit Joseph. C’est son terreau, et Tolstoï est son maître, avec Dostoïevski et sans doute Tchékhov, qu’il nomme moins mais qui l’inspire. C’est la part profonde de ce pays, sa part la plus belle. Les Cosaques en sont un autre aspect, qu’il ne mésestime pas. Ils incarnent l’aventure, et sans doute une sauvagerie qui n’est pas tout à fait pour lui déplaire. L’œuvre de Kessel est remplie de monstres, d’êtres extraordinaires ou extravagants, dont certains qu’il a cotôyés, comme Henry de Monfreid, personnage central de Marchés d’esclaves devenu Mordhom dans Fortune carrée. Ou Stavisky, l’une de ses dangereuses fréquentations, moins monstrueuses mais risquées, dont il devra dire le fin mot à travers un long article dans Marianne, l’hebdomadaire dirigé par Emmanuel Berl.

L’expérience de la guerre

La vie de Kessel est marquée dès son adolescence par la guerre. À seize ans, à Nice, il s’engage comme infirmier ; sous-lieutenant il est observateur à bord d’un avion, alors qu’il a à peine vingt ans. Ce premier conflit mondial est, à double titre, une expérience : celle de la mort et celle de l’aviation, comme nouveau mode du combat, mais aussi comme conquête de l’espace et du temps. En 1923, l’un de ses premiers romans, L’Équipage, rend hommage à Thélis Vachon, son capitaine mort en octobre. Vent de sable en 1929 puis une biographie de Mermoz, son ami comme Saint-Exupéry et les pilotes de l’Aéropostale célèbrent l’aventure nouvelle du ciel.
La Passante du Sans-SouciLes expériences intimes apparaissent dans son œuvre, rarement autobiographique, toujours empreinte de l’ambiguïté d’un homme aux multiples facettes et contradictions. Ainsi lira-t-on l’étrange Belle de jour, que Bunuel, Catherine Deneuve et Michel Piccoli ont transfiguré pour l’écran, ou La Passante du Sans-Souci, roman qui fait écho à un voyage en 1932 dans l’Allemagne des Unterwelt, ces bas-fonds qui servirent de vivier aux troupes nazies. L’héroïne du roman qu’incarna Romy Schneider pour son dernier rôle, est une réfugiée allemande à Paris, survivant difficilement, et subissant bien des humiliations. Kessel prend appui sur ce qu’il a vu et entendu, mais aussi ce qu’il a vécu avec son frère Lazare et Sandi, sa première épouse, morte en sanatorium. Les Captifs, en 1926, est un huis-clos comme l’est, dans le même temps (mais avec une autre ampleur) La Montagne magique.

La révolution bolchévique

La Russie, celle qui vit ou subit la Révolution bolchévique, l’inspire à ses débuts. Peu de textes sont proposés dans ces deux volumes de la « Pléiade ». Certains, écrits quand il était très jeune pour Le Journal des débats, sont de l’ordre de la pure fiction, voire invention. Kessel n’est pas enthousiasmé par la Révolution. Il sent que cela tournera vite à la dictature et dénonce la Tchéka, très tôt à l’œuvre.
Makhno et sa juive a la longueur d’une nouvelle. Le récit met en scène un anarchiste ukrainien ayant réellement existé, dont le narrateur met en relief la cruauté, et l’antisémitisme virulent. Paradoxalement, ce chef brutal tombe amoureux d’une sorte d’Esther. La ressemblance avec l’héroïne biblique fait une partie de l’intérêt ; l’autre raison de lire, ce sont les nombreuses polémiques que la nouvelle suscite, en particulier quand Makhno se réfugie en France. Kessel passe pour anticommuniste. Il a peut-être le tort de voir trop tôt ce qui se passe à l’Est. Il deviendra antifasciste en 1936, lors de la Guerre d’Espagne et son engagement dans la Résistance ne date pas de juillet 1944 …
Une telle vie mériterait des pages. L’album « Pléiade » conçu par Gilles Heuré met en lumière la grandeur de Jeff. J’y renvoie, comme je renvoie pour d’autres raisons à Hollywood, ville mirage, court reportage toujours éclairant, sur un lieu légendaire. Là encore, Kessel n’est pas tout à fait dupe, et il nous réjouit. À l’heure où l’on s’interroge sur Autant en emporte le vent ou sur les producteurs de cinéma, c’est amusant.

Reporter ou romancier ?

L’essentiel reste le travail du romancier. Mais au fait, reporter ou romancier ? La question traverse l’introduction aux deux tomes rédigée par Serge Linkès.
Kessel est les deux à la fois, ou successivement. Il part souvent du reportage pour aller vers le roman. Deux mots pour résumer l’opération : stylisation et fictionnalisation. Henry de Monfreid est Mordhom, quand le reporter qui publie Marchés d’esclaves écrit Fortune carrée. Il affine, il privilégie certains détails au détriment d’autres, plus sensationnels. Le reporter Kessel est en effet un journaliste de son temps, celui de la « littérature industrielle ». Il vit de sa plume (plutôt très bien !). Ses articles font l’objet de gros tirages, d’une mise en page accrocheuse, voire racoleuse.
C’est l’époque des gros titres, du feuilletonnage, de ce qu’Adorno et Benjamin, qui n’apprécient pas, appellent le « pacte sériel » : « Le style, c’est un organisme à crémaillère », écrit Kessel. Il annonce l’audiovisuel moderne, ou les séries, et Hitchcock use de la même image quand il explique à Truffaut sa conception du suspens. Les notes de frais de Kessel donnent des sueurs froides à ses patrons. Il parle, lui, d’un « appui financier et moral nécessaire ». Mais il vend. Aussi bien sur papier journal que dans les collections de Gallimard, la « Blanche » ou « L’air du temps », que dirige Pierre Lazareff. Là par exemple, paraît en 1957 Hong-Kong et Macao, récit singulier d’un séjour dans ces lieux que je recommande vivement, pour le contraste avec notre présent.

« La Passe du diable », de Pierre Schoendoerffer et Jacques Dupont, 1956.

Kessel et le cinéma

Kessel a également compris que le cinéma sera l’art du siècle. Avant 1940, L’Équipage fait l’objet de trois adaptations à l’écran. Le Bataillon du ciel est un scénario avant d’être un roman. En 1955, La Passe du diable, film tourné avec Coutard et Schoendorffer annonce Les Cavaliers, le grand roman qu’il publiera en 1967. Il sait « réemployer ».
On peut aimer ce Kessel, contemporain d’Albert Londres, de Soupault et de Cendrars, tous trois reporters, et pour les deux derniers, romanciers et poètes. On peut préférer celui plus secret qui écrit Belle de jour et trouve des accents à la Simenon. On aimera à coup sûr le conteur, omniprésent, qui donne à voir, qui transforme en spectacle ce qu’il a eu seul le privilège de découvrir, pour partager.
Dans tous les cas, on l’aime parce que certains le méprisent ou le détestent. Pour Jean Guitton et Jean Rostand, « il n’est qu’un journaliste, un reporter ». La restriction dit tout le mépris de ces messieurs en habits verts. Pour Pierre Gaxotte et Henry Bordeaux, fidèles du Maréchal, de l’Action française et de Vichy, farouches opposants, c’est pire encore. Le discours de réception qu’il adresse à ses nouveaux compagnons en 1964 mérite qu’on s’y arrête, même partiellement :

« Pour remplacer [le duc de la Force], qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. Un Juif d’Europe orientale. Vous savez Messieurs, et bien qu’il ait coûté la vie à des millions de martyrs, vous savez ce que ce titre signifie encore dans certains milieux, et pour trop de gens. […]
De la sorte, Messieurs, vous avez donné un nouvel appui à la loi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards fixés sur les lumières de la France. Soyez-en remerciés. »

Dans son Or du temps, magnifique descente de la Seine, François Sureau a des pages passionnantes sur Jeff et sur tous les étrangers qui font ou ont fait la France. C’est toujours bon à lire, et selon un cliché facile et nécessaire, « d’actualité ».

Norbert Czarny

• Joseph Kessel, « Romans et récits », édition publiée sous la direction de Serge Linkès. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, deux vol., 1 968 et 1 808 p.
• Gilles Heuré, « Album Kessel ».
• Joseph Kessel, « Hollywood, ville mirage », Éditions du Sonneur, 2020, 128 p.
• Dominique Missika, « Un amour de Kessel », Le Seuil, 2020, 208 p.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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