King Kasaï, de Christophe Boltanski :
mémoires d’éléphant

Le journaliste et écrivain a passé une nuit à l’AfricaMuseum de Tervuren, en Belgique. Un lieu décolonisé qui cache dans ses murs le souvenir de temps où les ressortissants du Congo belge étaient exhibés cependant que leurs terres étaient pillées.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

C’est « un empire comprimé dans une boîte, une encyclopédie en trois dimensions, une arche qui contient tout ». Le musée de Tervuren, près de Bruxelles, a porté divers noms, à commencer par celui de musée du Congo belge. Il est devenu AfricaMuseum, et est aujourd’hui considéré comme « décolonisé ».

C’est en ce lieu que le journaliste et écrivain Christophe Boltanski a décidé de passer une nuit selon le principe de Ma nuit au musée, collection des éditions Stock, maintenant riche d’une quinzaine de titres.

Auteur de La Cache (Stock, 2015) ou des Vies de Jacob (Stock, 2021), il s’est rendu célèbre avec Les Minerais de sang (Grasset, 2012), un reportage au long cours dans ce pays qui possède les sous-sols les plus riches au monde, le Congo. Cette ressource est sa malédiction car, après l’exploitation éhontée qu’il a subie lors de la colonisation européenne, il est en guerre permanente contre tous depuis 1994. Les victimes, souvent civiles, de cette guerre dont il est peu question dans l’actualité, se comptent en millions.

Une de ses particularités est d’avoir été dirigé par un roi, Léopold II de Belgique, de 1885 à 1908, unique souverain de ce pays grand comme cinq fois la France. Roi sans pouvoir, il ne rêvait que de richesse. Tout devait lui revenir, des Philippines à Java. Il a jeté son dévolu sur le Congo où des cavaliers des temps modernes ont été à son service, dont une famille Boekhat souvent citée dans le livre de Christophe Boltanski. C’est l’un de ces anoblis, très attachés à la monarchie, aux traditions et à la domination (des êtres comme des animaux), qui a abattu King Kasaï, l’éléphant légendaire face à la dépouille duquel le narrateur passe sa nuit.

Spectacle d’indigènes et Belges exterminateurs

Boltanski situe d’abord le musée dans un cadre géographique : la grande forêt de Brabant qui, à l’époque de César déjà, représentait un espace impressionnant. La forêt a été remplacée par des habitations, des routes, et les Boekhat, grands chasseurs devant l’éternel, ont cherché ailleurs où s’adonner à leur passion ravageuse.

Le musée a été situé sur l’emplacement d’un zoo. En Belgique comme dans bien des pays européens en cette fin de XIXe siècle, on divertissait le peuple en lui montrant des spectacles avec des « sauvages ». Cannibales, le très beau roman de Didier Daeninckx, par exemple, se déroule pendant l’exposition coloniale de 1931. King Kasaï montre aujourd’hui les victimes d’un tel événement : sept stèles rappellent leurs noms. À ces pauvres hères également qualifiés de cannibales, on jetait de la nourriture. La presse s’en émut. On mit une pancarte : « Ne donnez pas à manger aux indigènes, ils sont déjà nourris par nos soins. » 

Le narrateur explore le musée en entrant par le sous-sol. Geste symbolique pour évoquer un continent qui intéresse d’abord pour ce qui se trouve sous sa surface : ses fameuses terres rares, et tout ce qui en fait une « table périodique des éléments ». Au musée, une galerie de portraits rappelle qui étaient les maîtres du Congo, des « conquistadors […] animés par la même soif de richesse et de gloire, mus par la même incroyable audace ». Leurs méthodes se distinguent à peine de celles d’un Pizarro ou d’un Cortés : la violence, la soumission, l’exploitation, la destruction.

Hergé – l’un des auteurs de chevet de Boltanski, devenu reporter pour ressembler à Tintin –, lorsqu’il dessinait Tintin au Congo, passait tous les jours au musée pour se documenter. Il n’y a jamais mis les pieds, tout ce qu’il a représenté lui a été inspiré par les collections réunies à Bruxelles. L’album qui en est né, une des plus populaires aventures de Tintin, a connu plusieurs réécritures. Dans l’une d’elles, les petits écoliers n’apprennent plus « nos ancêtres les Belges », mais doivent savoir compter jusqu’à quatre… Tintin, « administrateur colonial », s’adonne-t-il à une chasse féroce ? Milou tempère, en désapprouvant son maître quand il tire sur un éléphant : « Je n’aime pas ces scènes de carnage ». En citant tous les animaux présents dans les galeries, Christophe Boltanski constate que de très nombreuses espèces ont disparu. Le colon exterminateur apparaît aussi comme un pourfendeur de la biodiversité.

Pillages et appropriations

Certains contemporains sont virulents pour dénoncer pillages et appropriations. Christophe Boltanski retient des noms comme celui de Joseph Conrad. Son roman Au cœur des ténèbres, paru en 1899, évoque un certain Kurtz qui ressemble au militaire et entomologiste Léon Rom, commissaire du district de Matadi dans l’État indépendant du Congo. Parti pour être un petit comptable, ce Rom incarne la cruauté des colons installés dans ce pays, relate Christophe Boltanski. Le roi Léopold collectionnait en effet les mains coupées de ses esclaves locaux, trop lents pour saigner les hévéas et lui fournir le caoutchouc si précieux. Rom préférait conserver les crânes. De Conrad, romancier anglais d’origine polonaise, Boltanski fait l’éloge : « Son roman nous encourage à regarder en nous-mêmes, à revisiter notre histoire, à sortir enfin de cette ‘‘grande nuit’’ dans laquelle nous sommes tous enfermés. »

Sur cette grande nuit, les livres et les films maintenant abondent. Boltanski rapporte les pillages des objets les plus sacrés des peuples africains. Ainsi, le Nkisi Nkondi, un dieu au corps hérissé de clous, oublié dans une vitrine du musée, appartenait à l’aristocratie locale. Sans lui, celle-ci a perdu sa cosmogonie et s’est effondrée. « Les profanateurs maculent souvent de rouge l’objet de leur colère afin de symboliser le sang qu’il a fait couler. Dans un étrange effet miroir, le liquide vermeil qu’ils déversent sur lui est semblable à celui qui irradie les dieux à clous. En dégradant, ils ressuscitent. Ils raniment d’anciennes idoles oubliées, fondues dans le mobilier urbain, qui étaient devenues à peine plus visibles que des panneaux de signalisation ou des abribus. »

Limpide, vif, toujours passionnant, King Kasaï semble réunir la matière d’un roman. Un roman pour lequel cet éloge mélancolique d’un vieil éléphant constituerait un point de départ ou une émouvante source d’inspiration.

N. C.

Christophe Boltanski, King Kasaï, Stock, coll. « Ma nuit au musée », 160 p. 18,50 €.

Dans la même collection, lire aussi la nuit de Lola Lafon au musée Anne Frank


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Norbert Czarny
Norbert Czarny