La Chambre de Mariana,
d’Emmanuel Finkiel :
la guerre par la serrure

Un enfant, caché en 1942 dans la chambre d’une prostituée, déchiffre les événements de la guerre par le biais des sons qu’il perçoit. Emmanuel Finkiel livre une superbe adaptation du roman éponyme d’Aharon Appelfeld.

Par Dominique Masdieu, animatrice littéraire

Un enfant, caché en 1942 dans la chambre d’une prostituée, déchiffre les événements de la guerre par le biais des sons qu’il perçoit. Emmanuel Finkiel livre une superbe adaptation du roman éponyme d’Aharon Appelfeld.

Par Dominique Masdieu, animatrice littéraire

Ukraine, 1942. En pleine nuit, une mère laisse son fils de douze ans, Hugo (Artem Kyrik), chez une ancienne amie, Mariana (Mélanie Thierry), qui travaille dans une maison close. Celle-ci dissimule le garçon dans un placard de sa chambre avec la recommandation de n’en sortir sous aucun prétexte. Elle est ukrainienne, il est juif de langue allemande. Il s’agit d’échapper à la surveillance des Allemands. La scène est filmée dans une quasi-pénombre. Une suite de plans resserrés exprime la confusion de l’enfant arraché à son foyer et lâché dans l’inconnu.

À partir de cet instant, le spectateur ne connaît du lieu que ce qu’Hugo en discerne par la serrure ou les interstices de la porte. Des bruits et des conversations, des senteurs, des visions morcelées : Mariana à sa toilette ou allongée sur son lit, Mariana avec une cigarette. Toujours belle, rieuse, la vie même. La jeune femme apparaît comme une onde de lumière et tient Hugo en éveil. La bande-son, exceptionnelle, restitue le rôle de l’audition dans cette existence restreinte : Hugo écoute les propos des Allemands, dehors, leurs halètements et leurs râles, dedans, quand ils rendent visite à Mariana, les ébats des autres filles, leurs rires et leurs cris.

Quand il vacille, Hugo fait surgir de l’obscurité les fantômes de ses parents pharmaciens, de ses aïeuls et de cette petite brune dont il était amoureux. Le cinéaste amène subrepticement leurs figures dans un montage invisible, telles des présences réelles.

Mariana et Hugo se comprennent instinctivement. Ils se tiennent chaud. Elle voit en lui un ange alors qu’elle n’a affaire qu’à la brutalité des hommes. Il ne la juge pas, la tient pour une reine. Au fil du temps et au contact de sa sensualité, son corps d’adolescent se réveille. Dans cette époque sombre et mortifère, les barrières de la morale n’ont plus cours.

La survie aux côtés des marginaux

« La mémoire et l’imagination vivent parfois sous le même toit », note Aharon Appelfeld (1932 – 2018) dans son récit autobiographique, Histoire d’une vie*(prix Médicis étranger, 2004), où il raconte ses origines juives d’Europe de l’Est (il est né à Czernowitz en Bucovine) et son expérience d’orphelin en fuite après la disparition de sa famille dans les camps. Ses romans sont des variations sur ce qu’il a vécu, enfant, pendant la dernière guerre. Dans une prose limpide et musicale, il relate sa survie dans une forêt de Bucovine – il a fui le camp de Transnistrie – aux cotés des bêtes et des marginaux, prostituées et voleurs. Aharon Appelfeld n’a cessé de réfléchir à la manière de consigner la mémoire – du froid et de la faim, de l’errance et de la peur – inscrite dans le corps, avec les mots de la littérature.

« Je ne me souvenais pas des noms des personnes ni de lieux, mais d’une obscurité, de bruits, de gestes* ». La démarche de l’écrivain s’apparente à une méditation et en ce sens se distingue du témoignage. Le silence a longtemps été son mode d’existence. C’est ce que traduit admirablement, par l’absence de musique (hormis des chansons populaires), le film d’Emmanuel Finkiel. « Parfois le corps se souvient mieux que la tête ou exprime mieux les souvenirs** ». Depuis sa cellule, immobile, Hugo ressent, éprouve toute chose profondément. C’est de là que se construit sa conscience de la guerre, ses atrocités et son absurdité.

Emmanuel Finkiel avait relevé le défi de porter à l’écran, en 2017, La Douleur (P.O.L., 1985), où Marguerite Duras décrivait l’attente et le retour des camps de concentration de son mari Robert Antelme. La même Mélanie Thierry, solaire, y campait de façon bouleversante la romancière. C’était le deuxième film d’un triptyque sur la Shoah, débuté avec Voyages, en 1999.

Avec La Chambre de Mariana, Emmanuel Finkiel revisite également son histoire familiale, proche de celle d’Aharon Appelfeld. Il fallait cette délicatesse et cette sensibilité littéraire pour rendre hommage au romancier et poète, pour évoquer son écriture du souffle.

D. M.

La Chambre de Mariana, d’Emmanuel Finkiel, film français, belge, hongrois, israélien et portugais (2h10), Mélanie Thierry, Artem Kyrik, Olena Khokhlatkina, Olga Radchuk.

* Histoire d’une vie (L’Olivier). L’œuvre d’Aharon Appelfeld est publiée aux éditions de L’Olivier, elle est traduite de l’hébreu par Valérie Zenatti.

Dernière parution en mars 2025 d’un roman posthume écrit en 1991 : La Ligne.

** Si c’est un faune, entretien d’Aharon Appelfeld avec Marianne Cilly, Topo n°11.


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Dominique Masdieu
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