"La Clémence de Titus" : Corneille et Racine mis en musique par Mozart
La magnifique reprise à l’Opéra Garnier de La Clémence de Titus de Mozart – entrée au répertoire en 1997 – dans la mise en scène de Willy Decker et les costumes de John Macfarlane –, mérite largement d’être commentée pour sa réalisation raffinée, rajeunie par de nouveaux interprètes. Mais retraçons d’abord l’histoire peu commune de cette œuvre.
Le 18 août 1791, alors qu’il est malade et absorbé par l’écriture de La Flûte enchantée et du Requiem, Mozart se voit commander d’urgence par les États de Bohème, pour le couronnement à Prague de l’empereur Léopold II, une nouvelle version de la tragédie de Métastase, La Clémence de Titus, déjà maintes fois mise en musique au XVIIIe siècle.
Il se met aussitôt en route avec Constance et son élève Süssmayer, et, dès le départ de la berline, commence à esquisser les premiers morceaux de cet opera seria, qui doit être représenté pendant la cérémonie le 6 septembre. Le genre est sur le déclin, mais rappelle à Mozart son adolescence italienne, ce qui explique son enthousiasme pour lui rendre sa splendeur passée.
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Mozart se concentre sur le combat intérieur
de l’empereur entre amitié et autorité
Le texte de Métastase, déjà retravaillé par le librettiste Mazzola pour accélérer les choses, s’inspire de Suétone, de Corneille et de Racine. À sept jours d’intervalle du mois de novembre 1670 en effet, avaient été représentés Tite et Bérénice, comédie héroïque de Corneille et Bérénice, tragédie de Racine, toutes deux conclues par le sacrifice héroïque de l’amour pour le bien de la Cité romaine. Dans les deux œuvres, l’empereur doit faire preuve de la même force d’âme qu’Auguste dans Cinna en devenant « maître de [lui] comme de l’univers ».
Ce conflit entre le privé et le public– très actuel dans le monde du XVIIIe siècle –engage une réflexion sur les jeux de l’amour et du pouvoir, résumée d’emblée par Suétone de façon lapidaire par trois mots : « dimisit invitus invitam » (“il la renvoya malgré lui malgré elle“). Formule qu’adopte Racine pour en faire la trame de cette tragédie du choix, où il fait « quelque chose de rien ». Entre vivre et régner, Titus choisit dans la douleur : il se consacrera corps et âme à Rome.
Mozart reprend la figure de Titus après le choix, réduit Bérénice à un rôle de figurante sur le départ et se concentre sur le combat intérieur de l’empereur non pas entre amour et devoir, mais entre amitié et autorité. Fidèle à son image de souverain au cœur tendre, se voyant trahi par le complot de ses meilleurs amis et des femmes qu’il espère épouser, Titus fait preuve de clémence, comme le préconisent Sénèque (De la clémence) et Montesquieu dans L’Esprit des lois :
« Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d’amour, ils en tirent tant de gloire, que c’est presque toujours un bonheur pour eux d’avoir l’occasion de l’exercer. »
Titus va donc accorder son pardon aux conjurés, mais non sans exhaler les plaintes déchirantes d’un homme qui mesure la solitude morale à laquelle le condamne l’exercice du pouvoir, qu’il soit amène et clément ou arbitraire et impitoyable. Grâce à la cruelle expérience de sa solitude personnelle, Mozart s’identifie à Titus. Fondant la veine tragique de Don Giovanni et l’élégie de l’opera seria, il sauve ainsi un genre condamné par la mode, dont il montre la durable beauté. Il l’actualise en exaltant autant la grandeur solitaire du souverain que l’homme du XVIIIe siècle, faillible, fragile et sensible, incarné par les chefs du complot Sextus et Vitellia, dont les amants Annius et Servilia, autres amis de Titus, sont les doubles innocents et sincères.
Pour cela, Mozart modifie radicalement le livret de Métastase, centré sur l’ambigüité des motivations de chacun et sur le questionnement philosophique de la place de l’homme dans le monde. Il estompe le contexte politique et fait de Sextus et Vitellia des héros préromantiques en proie à leurs passions. Divisé en deux actes (avant/après la faute), le drame reconstitue le parcours initiatique de Sextus, qui, d’abord esclave de son amour, se repent amèrement et trouve en Titus le miroir ou le modèle de sa véritable identité.
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Un spectacle d’une rare harmonie
La mise en scène de Willy Decker et les costumes de John Macfarlane vont dans ce sens. Un bloc de marbre blanc d’abord intact, puis peu à peu sculpté, figure le buste de l’empereur sortant progressivement de sa gangue, comme cet homme appelé à devenir un monument de vertu pour les siècles à venir. Des roses rouges symbolisent tour à tour son renoncement amoureux, la sanglante trahison qui l’abat et sa victoire sur la passion destructrice. Les costumes du sénat romain, baroques et sombres, ajoutent à ces deux couleurs la menace noire des membres du Comité de Salut public.
L’interprétation souligne cette humanisation des personnages. Klaus Florian Vogt est un admirable Titus, élégant et sensible à souhait. Hibla Gerzmava, d’abord hystérique comme l’exige l’emploi de la femme jalouse avide de vengeance, s’engage tout entière dans ce rôle qui favorise sa performance vocale et scénique. L’emprise vocale qu’elle a sur Sextus devient de plus en plus dominatrice avec des aigus vibrants et une extraordinaire maîtrise des changements de tessitures.
Stephanie d’Oustrac est d’une pureté angélique dans le rôle difficile, originellement destiné à un castrat, de Sextus, jeune homme immature, sous influence, nouveau Macbeth sauvé du malheur. Amel Brahim-Djelloul interprète Servilia avec un timbre clair et lumineux. La voix souple d’Allyson McHardy, dans le rôle d’Annius, s’insère parfaitement dans le corps vocal créé par les autres chanteurs. Sans partition, Adam Fischer dirige avec générosité et efficacité des chanteurs et des chœurs très complémentaires. En somme, un spectacle d’une rare harmonie, visuelle, rythmique et sonore, qui justifie pleinement sa reprise à l’Opéra Garnier.
Anne-Marie Baron
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• « La Clémence de Titus », de Mozart, à l’Opéra Garnier, septembre-octobre 2011.