« La haine », un marqueur de notre temps ?

Il y a vingt-cinq ans sortait sur les écrans le film coup-de-poing de Mathieu Kassovitz, La Haine. Depuis, le mot n’a cessé d’élargir son périmètre d’emploi au point d’apparaître, semble-t-il, comme un marqueur de notre temps. Il en dit donc long sur notre époque et sur les tensions qui déchirent la société hexagonale et, à ce titre, mérite d’être interrogé non pour installer un climat d’inquiétude mais, au contraire, pour en cerner les contours et les directions.

Ils ont « la haine »

Le dictionnaire Le Robert atteste l’utilisation de la locution familière « avoir la haine » : elle exprime un ressentiment qui, pour être souvent sans objet précis, n’en est pas moins violent. Terme-clé de l’argot dit « de banlieue », amplifié par un grand nombre de textes de rap, cette haine paraît consubstantielle à une jeunesse qui, à l’instar de l’un de ses porte-voix les plus inspirés, Kery James, clame haut et fort ce qui se trame en profondeur : « Ma haine du système est toujours intacte », lance-t-il ainsi en 2016 dans Racailles. Cette « haine du système » trouvait déjà son expression, dans un autre contexte, à travers le mouvement punk à la fin des années 1970. Par l’apparente gratuité des actes de vandalisme qu’elle engendrait, elle mobilisait déjà l’attention de médias avides de spectaculaire. Depuis le début du millénaire, elle apporte de l’eau au moulin de tous ceux qui vouent aux gémonies une jeunesse « métèque » présumée sans valeurs et sans projets.
La haine est multidirectionnelle : haine raciale, haine de classe, appel à la haine, haine des Juifs, des Arabes, etc. Haine de tout ce qui est autre. Haine de tout ce qui contredit les certitudes religieuses. Haine de soi, surtout ? En ce sens, et d’une façon singulièrement inquiétante, elle est devenue l’un des marqueurs lexicaux des deux premières décennies de notre siècle. Et ce, d’une façon exponentielle, ayant trouvé sur la toile un exutoire de prédilection, ce dont témoignent aussi bien « l’affaire Mila » que la tragédie de Conflans-Sainte-Honorine. De ce point de vue, les « réseaux sociaux » feront, un jour prochain, figure d’antiphrase ou d’oxymore car ils s’affichent désormais comme des « réseaux asociaux » se donnant pour mission non pas d’agréger des communautés d’idéalistes ou d’indignés, mais d’attiser de « vieilles haines », ou de relayer des « haines sourdes », contre l’Occident, contre les Juifs, contre la libre expression, contre l’humour, contre le droit de ne pas croire, contre la pensée critique.
Si « avoir la haine » correspond à un ressentiment individuel exclusif et excluant, à l’inverse, la colère, elle, se partage, et celle qui s’est exprimée sur les ronds-points a permis à nombre d’anonymes de retisser un lien social réel. C’est là l’une des leçons à tirer d’un mouvement aussi puissant que celui des « Gilets jaunes ».

Haine versus colère

Comment ne pas repenser ici à la sentence d’Alphonse Daudet, qui vient conclure « La diligence de Beaucaire » (Lettres de mon Moulin) : « La haine, c’est la colère des faibles ! » ?
L’opposition sémantique entre « haine » et « colère » est saisissante dans le discours actuel quand il s’agit de restituer les actes des « insurgés » chers à Jules Vallès, qu’ils soient Gilets jaunes ou lycéens. Si la colère est toujours aussi « mauvaise conseillère », au sens où elle provoque une action impulsive, elle semble pourtant bénéficier d’une forme de consentement tacite, celui que l’on accorde à la  « désobéissance civile ». La société paraît avoir, pour ainsi dire, apprivoisé la colère, alors qu’elle se défie, à juste titre, de toute manifestation de haine, propice à des débordements aussi incontrôlables qu’injustifiés.
En mars 2016, le journaliste Antoine Leiris, après la mort de son épouse dans les attentats du Bataclan quatre mois plus tôt, publiait un magnifique récit intitulé Vous n’aurez pas ma haine (Fayard, 2016). Titre paradoxal et lumineux à la fois, propre à démentir l’inexorabilité de la haine et à suggérer la possibilité d’une autre voie, fruit d’une colère reconstructrice.
Si la froide exécution de notre collègue, professeur d’histoire-géographie, a tout lieu de nourrir une légitime colère citoyenne contre les agents de l’obscurantisme, elle ne saurait pour autant se dévoyer en une haine vengeresse. Car la haine ronge et punit d’abord celui qui l’éprouve, et appelle à la surenchère du pire. Tandis que, de la colère, peut naître l’esprit de résistance. Or c’est bien d’esprit de résistance qu’il est question aujourd’hui, un esprit de résistance fondé sur la raison, la tolérance, la culture commune, y compris celle de la caricature. C’est cet esprit de résistance qui a coûté la vie à Samuel Paty.
Le lundi 2 novembre, jour d’une bien singulière rentrée, peut-être serait-il opportun de conclure la minute de silence et la lecture de la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jean Jaurès par les derniers vers de la chanson que lui a consacrée Jacques Brel :

Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Antony Soron,
INSPÉ Sorbonne Université

Voir sur ce site :
Après la sidération, par Alexandre Lafon.
Enseignement moral et civique et condition enseignante, par Pascal Caglar.

Antony Soron
Antony Soron

Un commentaire

  1. “les « réseaux sociaux » feront, un jour prochain, figure d’antiphrase ou d’oxymore car ils s’affichent désormais comme des « réseaux asociaux » se donnant pour mission non pas d’agréger des communautés d’idéalistes ou d’indignés, mais d’attiser de « vieilles haines »”
    J’adhère à tout ce qu’écrit Antony Soron mais surtout à ce que je cite de son article. La question est bien là et un récent documentaire (hélas seulement sur Netflix) intitulé Derrière l’écran de fumée, le montrait parfaitement. Nous sommes entrés dans le siècle nouveau.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *