La Littérature est une affaire politique,
d’Alexandre Gefen : l’écriture responsable

À une époque où le « politique » est vilipendé, l’universitaire Alexandre Gefen a choisi d’interroger vingt-six écrivains francophones afin d’éclairer la tension entre la création littéraire et l’intention politique.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne université.

À une époque où le « politique » est vilipendé, l’universitaire Alexandre Gefen a choisi d’interroger vingt-six écrivains francophones afin d’éclairer la tension entre la création littéraire et l’intention politique.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne université.

Alexandre Gefen fait partie de ces universitaires qui comptent dans le champ des études littéraires ultracontemporaines, avec, entre autres, Dominique Viart et Bruno Blanckeman. On doit ainsi au fondateur du site Fabula.org, si essentiel pour la recherche en littérature, un ouvrage non moins indispensable, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (Éditions Corti). Dans cet essai critique dont la presse s’est fait l’écho, il invite le lecteur à se questionner sur la mission thérapeutique de la fiction contemporaine, à l’exemple de Réparer les vivants (Gallimard), de Maïlys de Kerangal. Plus globalement, en interrogeant le statut, les fonctions et les effets des histoires produites à notre époque, l’étude d’Alexandre Gefen met en perspective l’implication de l’acte littéraire dans la vie de la cité (polis en grec).

Vingt-six écrivains qui assument

L’ouvrage d’Alexandre Gefen se structure en six chapitres correspondants chacun à un angle d’attaque de « l’affaire politique » (histoire, social, langage) que les propos des écrivains viennent éclairer. À chacun d’entre eux, l’auteur a posé peu ou prou la même série de quatorze questions dans le (presque) même ordre, en commençant par : « Avez-vous la nostalgie de la littérature engagée ? ». Il demande ensuite : « Pensez-vous que la littérature contemporaine s’est dépolitisée ou au contraire qu’elle se repolitise ? » L’universitaire assume bien entendu le choix subjectif de ses interviewés, comme il le justifie en introduction en posant deux critères :

Le premier : « Faute de disposer d’une méthode systématique, nous avons interrogé des écrivains qui nous semblaient tout à la fois remarquables et représentatifs » ;

Le second : « La question [politique] était importante, voire urgente, pour les auteurs et autrices que nous avons sollicités » (p. 23).

Le choix des écrivains interrogés et la méthode retenue apparaissent particulièrement efficaces : les réponses des uns et des autres font sens en se croisant. À titre d’exemple, on pourra comparer les réponses de Marie Darrieussecq et Mathias Énard à la question : « Existe-t-il à vos yeux une langue de gauche et une langue de droite ? »

Marie Darrieussecq : « Oui, bien sûr ! Il y a une écriture conservatrice, de droite donc, et une écriture réformiste, progressiste, une écriture qui veut déranger plutôt qu’arranger […] » (p. 334).

Mathias Énard : « Non, je ne le crois pas. […] Si l’on prend Les Onze de Michon, le grand style, le registre extraordinairement soutenu vient parler d’un peintre de la Révolution – est-ce de la gauche ou de la droite ? Cette opposition n’est pas féconde. » (p. 282).

La réflexion est enrichie par plusieurs générations représentées. On peut ainsi faire observer qu’Annie Ernaux est née en 1940, Patrick Chamoiseau en 1953, Marie-Hélène Lafon en 1962, Karine Tuil en 1972 et Leïla Slilmani en 1981. Ce qui suppose, notamment, que leurs éveils politiques respectifs trouvent des points d’ancrage très différents en fonction des traditions et des époques. Ce que développe Alice Ferney (née en 1961) : « Mon premier souvenir de vote, de foule et de liesse en l’occurrence, c’est la victoire de François Mitterrand. J’ai 19 ans, je suis en classe préparatoire au lycée Carnot et, malgré les concours, tout le monde va à la Bastille. » (p. 179). Ou encore Laurent Binet (né en 1972) : « Ma première manif, c’était contre la loi Devaquet en 1986, avant ou après la mort de Malik Oussekine, je ne sais plus. C’était la première fois que j’allais à Paris seul, j’avais 14 ans. » (p. 66).

Contre la gratuité de la fiction

En titrant avec une affirmation – La littérature est une affaire politique – et non une interrogation – la littérature est-elle une affaire politique ? –, Alexandre Gefen oriente la réflexion vers une direction que les vingt-six voix vont plutôt confirmer. Selon elles, aucune fiction n’est gratuite, il n’y a pas d’histoire qui ne soit un tant soit peu « embarquée », pour reprendre les mots de Camus. « Écrire un livre sur rien », comme le défendait Flaubert, apparaît hors de propos, comme si, à l’inverse, écrire revenait nécessairement à être non pas dépositaire d’une vérité sur la société actuelle, mais responsable d’une prise de conscience collective. D’où le sentiment de dette exprimé par plusieurs interviewés envers Annie Ernaux dont le récit court introduisant le livre, La Place, ouvre un nouveau champ d’analyse au plus près des petites gens.

Dans son précédent ouvrage, L’Idée de la littérature. De L’art pour l’art aux écritures d’intervention, publié en 2021, Alexandre Gefen soulignait que les écrivains actuels ne considèrent plus leur production comme un acte essentiellement esthétique. Ils choisissent ainsi se réancrer, dans une perspective éthique, en examinant des « vies minuscules » (Pierre Michon) pour mieux casser les normes établies. Toutefois, les écrivains qu’il interroge dans son nouvel essai défendent l’idée que cette « politique » de la fiction n’a de sens que si elle est corrélée à une « poétique ». En ce sens, ces entretiens croisés montrent à quel point le fait d’être concernés par le monde les « oblige » à en parler avec authenticité. Stéphanie Dupays le confirme en évoquant la genèse de son roman, Comme elle l’imagine :

« La difficulté a été de trouver une forme littéraire pour parler de choses très prosaïques, quotidiennes ou même banales que sont une réunion dans une entreprise ou un échange de messages sur internet. » (p.294)

L’enquête est souvent mise en avant dans la démarche des différents auteurs qui confortent, de fait, un autre axe du continuum de recherche d’Alexandre Gefen. N’a-t-il pas souligné, dans L’Idée de la littérature. De L’art pour l’art aux écritures d’intervention (2021), les spécificités de l’art du récit actuel, notamment le fait qu’il estompe les frontières en ne récusant aucune voie d’analyse : journalisme, sociologie et sciences humaines ?

La publication de La littérature est une affaire politique s’inscrit dans la continuité d’une réflexion originale dans le champ de la critique littéraire actuelle. Elle pourrait prendre en épigraphe ce point de vue d’Annie Ernaux :

« Mais l’importance que j’accorde à l’écriture va avec le sentiment d’une responsabilité particulière dans ce qui se passe ici et maintenant. » (p.108).

A.S.

Bibliographie succincte d’Alexandre Gefen

Pour une bibliographie plus complète. Articles et ouvrages : https://thalim.cnrs.fr/auteur/alexandre-gefen

La Littérature est une affaire politique, Éditions de l’Observatoire, 2022.

Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti, 2017.

L’Idée de la littérature. De L’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Éditions Corti, coll. « Les Essais », 2021.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
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