La poésie comme arme de résistance

Lecture comparée de « Liberté » de Paul Éluard et « Les yeux d’Elsa » de Louis Aragon, à destination des élèves de classe de première. En 1942, ces deux poètes interpellaient les consciences par des poèmes pour la « liberté ». De quoi alimenter la résistance civile et intellectuelle contre l’oppression militaire.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Lecture comparée de « Liberté » de Paul Éluard et « Les yeux d’Elsa » de Louis Aragon, à destination des élèves de classe de première. En 1942, ces deux poètes interpellaient les consciences en publiant des poèmes chantant la « liberté ». De quoi alimenter la résistance civile et intellectuelle contre l’oppression militaire.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.

Dans son premier long métrage en tant que réalisatrice, Une jeune fille qui va bien, la comédienne Sandrine Kiberlain met en scène une jeune fille, Irène, âgée de dix-neuf ans, dans le Paris occupé de 1942. Irène essaie de vivre librement une existence « normale » alors que les lois antijuives deviennent de plus en plus contraignantes. Si, dès le début de l’Occupation en 1940, les Juifs commencent à être mis au ban de la société par les directives du régime de Vichy, le départ d’un premier convoi pour Auschwitz a lieu le 27 mars 1942, tandis que la rafle du Vel’ d’Hiv’ est perpétrée entre le 16 et le 17 juillet de la même année.

Ainsi, avant qu’Irène ne soit estampillée de l’étoile jaune (obligatoire à partir du 7 juin 1942), puis définitivement interdite des lieux publics et raflée, une scène la montre dans un café, recevant des mains de son premier amoureux un exemplaire des Yeux d’Elsa de Louis Aragon. Ce présent, à valeur de marque d’amour dans le contexte de l’histoire du film, se révèle symbolique sur le plan historique.

En effet, paru la même année que « Liberté » de Paul Éluard, le chant d’amour du poète pour celle qu’il a épousée le 28 février 1939 compte un sous-texte dissimulé, alors que la résistance française commence à s’organiser. Le 2 janvier 1942, Jean Moulin, âgé de 42 ans, est parachuté en France sur ordres du général de Gaulle pour unifier les réseaux de résistance intérieure.

Deux poèmes d’amour et de résistance

L’objet d’étude, « La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle », est un élément en quatre parties du programme de littérature de la classe de première. Il autorise, en corrélation avec l’analyse d’une œuvre prescrite (Alcools d’Apollinaire), un parcours « permettant de la situer dans son contexte historique et générique ».

Tout comme Guillaume Apollinaire, mobilisé durant la guerre des tranchées, d’où il composera quelques-uns de ses plus beaux « poèmes à Lou », Aragon fait preuve de courage et de patriotisme en 1940 au point d’être décoré de la croix de guerre. Quant à Éluard, mobilisé lui aussi mais moins exposé aux mitrailles allemandes, son engagement n’en demeure pas moins constant contre les franquistes durant la guerre d’Espagne (on lui doit par exemple le poème « La victoire de Guernica ») et naturellement contre les Allemands.

Par conséquent, les deux poèmes retenus, celui d’Éluard, « Liberté », et celui d’Aragon, « Les yeux d’Elsa », sont le fruit, chacun à leur manière, de l’inspiration de poètes résistants.

L’objectif de lecture comparée des deux poèmes se nourrit d’une problématique de départ, en l’occurrence d’une citation de Paul Éluard commentant « Liberté » :

« Je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j’aimais, à qui ce poème était destiné. Mais je me suis vite aperçu que le seul mot que j’avais en tête était le mot Liberté. Ainsi, la femme que j’aimais incarnait un désir plus grand qu’elle. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime, et ce mot Liberté n’était lui-même dans tout mon poème que pour éterniser une très simple volonté, très quotidienne, très appliquée, celle de se libérer de l’Occupant. »

La réflexion du poète souligne la tension de son imaginaire entre amour et résistance. Or, cette même tension est repérable dans le poème d’Aragon, sauf que, chez lui, selon une perspective inverse, le prénom de la femme aimée est mis en avant alors que la situation d’oppression intervient d’une façon plus allusive.

Deux poèmes entre les mailles de la censure

Composé en 1941 et intitulé initialement « Une seule pensée », le poème d’Éluard connaît un destin exceptionnel. En effet, il est d’abord publié en avril 1942, sans visa de censure, dans le recueil « clandestin » Poésie et vérité. Son premier titre lui permet de ne pas attirer la méfiance des autorités. Aussi, le poème de vingt-et-une strophes voyage-t-il d’abord jusqu’en zone sud, avant de se faire connaître de Londres, qui décèle, derrière la puissance des évocations, un formidable appel à la désobéissance civile.

« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
(Dernière strophe)

C’est alors que la décision est précise de le transcrire dans la revue gaulliste La France libre, et de le faire parachuter par les avions britanniques à des milliers d’exemplaires sur le sol français.

Comparativement au poème d’Éluard, celui d’Aragon peut apparaître au premier abord comme moins « explicitement » résistant ; et ce, car la femme aimée est mise au premier plan dès le titre. Néanmoins, la relecture attentive des « Yeux d’Elsa », invite à s’interroger sur le caractère dissimulé de certaines expressions comme « À l’ombre des oiseaux », qui peut renvoyer aux bombardements par avion de l’ennemi, ou « les naufrageurs », qui pourrait désigner aussi les nazis.

Le poème se révèle ainsi profondément résistant, ouvrant la voie à toute une série d’autres textes engagés. De fait, l’expression « l’univers se brisa » peut être lue comme une allusion à la globalisation de la guerre, tandis que la référence au mois de mai a tout lieu de faire penser à la capitulation française en 1940 et à l’instauration d’un régime politique de collaboration.

« Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa. »
(Dernière strophe)

Étude comparée des deux poèmes

Le poème d’Aragon repose sur une démarche analogique orientée selon les deux attraits essentiels des « yeux d’Elsa » :

leur couleur bleue que l’on retrouve par exemple dans les métaphores suivantes, « lac », « ciel » ou encore « verre » (« Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure »).

– et leur force étincelante valorisée au travers de l’évocation des étoiles (« Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres » / « Je suis pris au filet des étoiles filantes »).

Le bleu de « ses yeux » (en parlant d’Elsa) tend à compenser la noirceur ambiante. La femme aimée demeure celle qui redonne de la force au poète, participant à une forme de réconciliation avec le monde, même si l’on se trouve en temps de guerre.

C’est ainsi que l’on peut comprendre l’évocation implicite de l’arc-en-ciel après l’averse : « On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages ». Elsa apparaît à la fois comme la muse et comme une liberté incarnée guidant le poète.

En ce sens, le poème doit être compris non comme un chant désespéré, malgré les incertitudes d’Aragon sur la fidélité de sa compagne et sur la situation de son pays, mais comme un appel à un renouveau à la fois amoureux et patriotique.

De fait, Elsa n’est plus seulement Elsa. Elle est aussi symbole de la France, malgré son statut d’étrangère car, née de parents juifs, Ella Yourievana Kagan, qui inspire le poète, est d’origine russe.

En outre, comme « Marie », de laquelle le poème et amant la rapproche, Elsa est susceptible de donner vie au « sauveur », autrement dit, en contexte d’occupation, au peuple résistant.

« Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché à la crèche. »

Contrairement aux « Yeux d’Elsa », « Liberté » offre un message plus immédiat. L’idée étant de marteler la nécessité d’écrire partout le mot « liberté ». Comme Aragon, Éluard est obnubilé par la femme qu’il aime (Nush, rencontrée en 1930).

On peut imaginer qu’au départ, il voit son « nom » partout ; d’où l’envie de l’écrire dans tous les endroits y compris les plus singuliers. Mais il efface l’identité de l’être aimé. Pas une fois dans le poème n’apparaîtra le nom fr Nush, pas même à la fin, comme prévu initialement. À la place s’impose un mot que l’hypnotiseuse et cartomancienne Nush incarne au plus haut point.

En ce sens, dans un contexte de privation des libertés individuelles, la déclaration d’amour à Nush se confond en une déclaration d’amour à la liberté qui devient explicitement, par sa présence à la chute du poème, sa destinataire du poème.

Les cinq quatrains sont construits selon une anaphore introduite par la préposition « sur » :

Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
(Exemple strophe 1)

Les élèves seront sans doute sensibles au fait que, comme dans le poème d’Aragon, les temps d’alors, correspondant au moment de l’énonciation, sont désespérés. En effet, l’envie de l’écrire partout renvoie à l’idée que cette « liberté » n’est a priori plus d’actualité. On se situe donc, une nouvelle fois, dans une perspective de reconquête, pied à pied, de cette liberté perdue.

La force incantatoire du poème est d’ailleurs décuplée dans le dernier quatrain duquel ressort l’expression à fonction persuasive « Et par le pouvoir d’un mot ». On pourra, en outre, faire remarquer aux élèves que, dans cette liberté revendiquée, le poète a cherché à la concrétiser dans une forme poétique « libre ».

En effet, dans ce texte, quoique composé de quatrains, Éluard ne s’est pas contraint à la rime en fin de vers. Il a préféré des mesures singulières en termes de longueur de vers. Il abandonne les traditionnels octosyllabes et alexandrins au profit de moins conventionnels heptasyllabes et tétrasyllabes :

« Sur mes refuges détruits (7 syllabes)
Sur mes phares écroulés (7 syllabes)
Sur les murs de mon ennui (7 syllabes)
J’écris ton nom (4 syllabes) »

La progression du poème tend à suivre le cours d’une vie, de l’enfance avec les « cahiers d’écolier », en passant par les premiers pas dans l’existence avec la découverte du monde et de l’amour, pour aller vers la vieillesse et la mort comme en atteste l’expression métaphorique, « les marches de la mort ».

On retrouve ainsi, par comparaison avec le poème d’Aragon, l’idée d’un combat nécessaire pour ne pas se laisser abîmer par le temps et les évènements malheureux ou funestes. Il y a, de fait, quelque chose de résilient dans l’entreprise engagée qui ne craint pas d’écrire « ton nom » en des endroits pourtant propices à la déréliction ou l’abattement :

« Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom »

Par là même, en tant que figure de style dominante dans le poème, la métaphore permet d’engager la liberté sur tous les fronts, que ce soit dans l’intime ou le collectif, l’individuel ou l’universel, le concret ou l’imaginaire. Et tout cela est rendu possible par la présence déterminante de la muse, qui est bien, chez Aragon comme chez Éluard, « l’origine du monde » pour paraphraser le titre du tableau scandaleux de Courbet, ou mieux, dans le contexte où les deux poèmes sont écrits, l’origine du monde nouveau ou du monde d’après.

Le contexte tragique où une grande puissance s’en prend par désir hégémonique à son voisin invite à se souvenir de la force des mots des poètes en contexte d’occupation. De fait, « les yeux d’Elsa » et « Liberté » ont tout lieu de résonner dans les classes pour être parachutés symboliquement au-dessus de Kiev au bord de l’invasion.

A. S.

Ressources pédagogiques

À propos de l’Ukraine :
Un poète ukrainien, chantre de la liberté : Taras Chevtchenko, Pascal Caglar, L’École des lettres, 4 mars 2022.

Bande-annonce d’Une jeune fille qui va bien (2022) : https://www.youtube.com/watch?v=pFaeyMsbiwk

Sur les mesures antijuives de 1942 :
https://1942.memorialdelashoah.org/histoire_1942_annee_decisive.htm#:~:text=L’ann%C3%A9e%201942%20constitue%20un,pr%C3%A9alable%20des%20crit%C3%A8res%20d’identification.

Sur les deux poèmes étudiés :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Libert%C3%A9_(po%C3%A8me)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Yeux_d%27Elsa

Antony Soron
Antony Soron