La Promesse tenue de Pascal Caglar

De l’accompagnement d’une mère en fin de vie, le professeur de lettres, collaborateur de L’École des lettres, a tiré un beau « seul en scène » où un fils raconte sa mère vieillissante et les dilemmes qui les accablent. Mais il fait le choix du journal extime et de l’humour. Leçon de vie.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

De l’accompagnement d’une mère en fin de vie, le professeur de lettres, collaborateur de L’École des lettres, a tiré un beau « seul en scène » où un fils raconte sa mère vieillissante et les dilemmes qui les accablent. Mais il fait le choix du journal extime et de l’humour. Leçon de vie.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Oublions le sujet : La Promesse, de Pascal Caglar, mérite mieux que d’être réduit à la question de la fin de vie. Ce professeur de lettres et collaborateur de L’École des lettres a écrit un récit sur une femme très âgée qui ressemble à bien des mères.

Le narrateur est son fils. Ce « Lui » apparaît, seul en scène, du début à la fin du livre. Le texte se donne en effet pour un monologue destiné au théâtre. Il est celui qui ne sollicite ni applaudissement ni compassion, mais « un jugement, un verdict ». Il a, en effet, conduit sa mère dans un Ehpad alors qu’elle demandait à partir en Suisse pour un suicide assisté. Fallait-il lui obéir ? Laisser la mort venir à son heure ?

Ce dilemme, trop souvent vécu, Pascal Caglar en a fait la douloureuse expérience. La scène finale en témoigne, renvoyant chacun à sa propre situation. Ce ne sont pourtant pas les arguments et la raison qui priment à la lecture, mais l’émotion. En 370 paragraphes ou fragments qui rappellent le journal intime, le narrateur dresse le portrait de Michèle, une femme de milieu modeste qui habite Lyon et qui perd peu à peu la raison.

L’empêchement

Michèle oublie, répète, et si elle a encore une certaine force physique et une énergie qui lui permettent de rester pour partie autonome, cela ne durera pas. Elle ne peut plus lire à cause d’une dégénérescence de la rétine, elle ne peut plus aller au cinéma ou au théâtre, et elle perd la notion du temps.

Le récit se déroule un peu avant et après la période du Covid, qui a tant coûté aux personnes âgées et malades. Mais ce n’est pas au centre du récit. Dans cette suite fragmentaire, ce sont les petits faits vrais qui prennent une épaisseur notable. Michèle vit seule, mais elle reçoit des visites et se déplace. Son fils est souvent présent, mais se reproche de ne pas l’être assez. Elle est accompagnée dans ses tâches quotidiennes et les activités qu’elle peut encore faire par Jésus, ou Joss, un Brésilien très attentionné qui joue et rit avec elle. Elle croise Bassem, qu’elle appelle Ben, un marchand qui lui offre des pizzas. Et puis un voisin, Monsieur Christophe, grand bricoleur et homme généreux.

D’autres personnes passent, dont une cohorte de médecins qui font preuve d’une présence contrastée. Ils n’ont pas pour elle la générosité de Jésus, Ben ou le voisin, mais ils ont des idées précises sur la vieillesse et sur la fin de vie. C’est rassurant, mais surtout pour eux semble-t-il.

Un dernier personnage comptera beaucoup, en Ehpad : une « couturière » d’origine algérienne qui coud le fil comme la parole. Les mots forment une étoffe de qualité quand ils sont justes, quand ils mettent l’humain au centre, l’échange et le soutien. Cette couturière rappelle que la chaîne des générations est précieuse, qu’on la connaît et qu’on la respecte sous d’autres latitudes. Dans ces sociétés qui se pensent avancées, la séparation qui règne entre jeunes et plus âgés est plus qu’un fait, c’est une tragédie. La logique qui préside est la suivante, rappelle Pascal Caglar : « Le fort est dorloté, le faible malmené ».

Faire entendre sa voix

Trois temps se distinguent dans ce récit en pièces détachées : la vie dans l’appartement, entre un quotidien fragile et le déclin, l’Ehpad et le décès. Ils se lisent d’affilée, mais quelque chose, sans doute l’état de Michèle, suggère d’autres lectures, moins ordonnées.

Chaque anecdote semble un fragment de mémoire revenu. Comme si Michèle s’exprimait par bribes. « J’ai l’impression de faire la dînette » était son expression fétiche, un peu vieillotte et un rien ridicule, mais gorgée de bonheur. Chaque fois que la table est bien mise, que s’annonce le plaisir d’un bon repas, d’un moment intime et chaleureux, chaque fois que le temps se suspend et semble ressusciter sa jeunesse, elle prononce cette petite formule personnelle.

Avec ces phrases qui lui reviennent, Pascal Caglar rend sa voix à Michèle en même temps qu’il fait entendre celle d’un narrateur oscillant entre amusement, chagrin et colère. Ainsi, vers la fin, quand il faut trancher entre les deux issues, la rage le prend : « J’aimerais parfois que sa généraliste et son gériatre s’introduisent chez elle comme deux malfaiteurs, qu’ils atteignent son petit coffre-fort, le plus caché, le plus impénétrable, le plus cadenassé, qu’ils l’ouvrent et découvrent, non de l’or ou des billets, mais ses papiers les plus précieux, les plus anciens, et cette lettre, cette lettre manuscrite qu’elle reprend chaque année à son anniversaire depuis près de vingt ans. Le texte n’est pas d’elle, trop bien écrit, trop impeccable, trop solennel, il est de l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité). Ce texte d’apparence impersonnelle, est suivi d’une phrase recopiée vingt fois, une fois par an, comme une punition d’autrefois : je n’ai pas changé d’avis, date et signature. Je n’ai pas changé d’avis, date et signature. Je n’ai pas changé d’avis, date et signature. Je n’ai pas changé d’avis. » La répétition traduit l’impuissance qui l’étreint, et que Michèle, trop faible, déjà résignée, ne peut exprimer.

La cocasserie contre le tragique

Ce livre touche par son art du détail. Il rappelle, et la référence n’est pas hasardeuse, des textes de Jules Renard. Il renvoie à des peintres comme Vermeer, Chardin ou le Manet qui peint une asperge. Le monde est présent, dans son immensité, qui naît du presque rien : un sac à main trop rempli, un porte-monnaie dans lequel les billets sont au contraire soigneusement rangés, un « tiroir sacré » contenant tout un précieux fourbi, ou encore ce haut de placard qu’elle désigne à Jésus quand il s’agit de retrouver ses souvenirs : des albums sont rangés là, et sa vie.

Parfois, la cocasserie tempère le tragique de l’existence : un dialogue de sourdes entre Michèle et sa vieille sœur, ou bien l’obstination à se rendre au théâtre voir des comédies de boulevard quand on n’entend plus les répliques. Soudain surgit un événement qui rappelle l’humanité de certains. Monsieur Christophe, le voisin qui récupère tous les objets pour leur donner une seconde vie, surprend : un homme qu’il a sauvé vient lui rendre visite.

De quoi contraster avec le monde glacial de l’ophtalmologue qui « voit l’œil mais ne voit pas le visage », ou de cette généraliste qui raccompagne Michèle à la porte sans lui avoir dit qu’elle était très malade. Ou encore ce médecin de l’Ehpad qui la voit devenir fantomatique et lâche : « Elle s’adaptera vite ».

Michèle a été arrachée à son appartement, et son fils a le sentiment de l’avoir kidnappée. La honte qu’il éprouve l’accompagnera jusqu’à la mort de la vieille dame. Il se sent « Judas » et « Jean », « traître et fidèle » : « Je ne sais pas encore ce que c’est qu’une piéta inversée, le fils soutenant le corps de la mère ».

Il apprend : « Ne plus être entouré est une marque d’abandon. Mais ne plus être environné en est une marque plus vive encore, une marque de solitude. » Une vérité parmi d’autres dans ce beau récit où la première personne parlera à beaucoup de monde.

N. C.

Pascal Caglar, La Promesse, Koïnè éditions 136 p. 12 €.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny