
La Souricière, d’après Agatha Christie :
le polar entre à la Comédie-Française
L’administrateur général de la Comédie-Française, Éric Ruf, fait entrer le polar au répertoire avant de quitter son poste le 4 août. La mise en scène de Lilo Baur clôture la saison en beauté, entre rires et frissons, avec cette pièce de la reine du crime.
Par Philippe Leclercq, critique
Avant de quitter son poste d’administrateur général de la Comédie-Française le 4 août prochain, Éric Ruf a tenu à faire entrer le polar au répertoire. Un dernier coup d’éclat pour celui qui aura fait souffler un vent nouveau, tant artistique que sociétal, au sein de l’institution parisienne qu’il aura dirigée avec succès pendant onze ans. À tel point que le Français bat aujourd’hui des records de fréquentation, notamment auprès du jeune public de plus en plus nombreux. C’est aussi une manière de clore la saison théâtrale en beauté, entre rires et frissons, et le plaisir gourmand de l’intrigue policière à l’ancienne, faite d’extravagants personnages et de mystères abracadabrants. Le tout dans un décor à la désuétude british des années 1950 parfaitement assumée, qui donnera, c’est sûr, à certains l’impression d’être revenus au temps de l’ORTF et de son émission culte « Au théâtre ce soir » !
Mystère au manoir
Le rideau à peine levé, les spectateurs sont plongés dans l’atmosphère feutrée d’un intérieur d’un autre âge. Boiseries, poêle à bois, canapés Chesterfield et fauteuils club en composent le décor chaleureux. Diverses portes conduisent à une bibliothèque, une cuisine, une cave, une salle à manger, et des chambres à l’étage. C’est là le grand hall de réception du manoir Monkswell, une auberge tenue depuis peu par le jeune couple débutant, Mollie (Claire de La Rüe du Can) et Giles Ralston (Jordan Rezgui). La grande baie du fond indique qu’il neige sans discontinuer. Le vent a formé des congères, coupant déjà le lieu du monde extérieur. Une radio diffuse quelques informations au sujet d’un crime commis à Londres. Le suspect porterait un chapeau, un manteau sombre, une écharpe claire. Des vêtements passe-partout et on ne peut plus banal.
Les pensionnaires (masculins, ou d’allure masculine…), qui arrivent bientôt cahin-caha, les uns après les autres, semblent correspondre à la description. Il y a là Christopher Wren (Sefa Yeboah), trop exubérant pour n’avoir rien à cacher ; Madame Boyle (Clotilde de Bayser), trop revêche pour avoir la conscience tranquille ; le major Metcalf (Serge Bagdassarian), trop effacé pour ne rien celer d’important ; Mademoiselle Casewell (Anna Cervinka), trop impavide pour ne rien craindre ; Monsieur Paravicini (Christian Gonon), trop détendu pour l’être vraiment ; et l’inspecteur Trotter lui-même (Jean Chevalier), trop irritable pour être honnête… Dernier des pensionnaires arrivés (à skis) « grâce » à un carnet mentionnant l’adresse de l’auberge, celui-ci, craignant que d’autres crimes ne surviennent, mène l’enquête…
Tous suspects
Bienvenue chez Agatha Christie, la reine du crime pervers, où tous les personnages sont a priori suspects… La Souricière, une pièce adaptée de sa propre nouvelle Three Blind Mice (« Trois souris aveugles »), n’a jamais quitté l’affiche depuis sa création pour la scène londonienne en 1952. Un peu comme La Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco, toujours représentée dans sa mise en scène d’origine au théâtre de la Huchette à Paris depuis 1957. Le mélange du genre policier et du vaudeville à la Georges Feydeau, le suspense autant que l’humour qui irriguent en permanence l’action, en ont durablement assuré le succès.
Pour sa septième mise en scène à la Comédie-Française (La Puce à l’oreille, de Feydeau, 2019 ; L’Avare, de Molière, 2022), Lilo Baur s’empare de ce huis clos avec une jubilation manifeste, et un sens de la distance qui invite à ne rien prendre pour argent comptant. À partir du crime perpétré dans les murs de l’auberge, l’intrigue progresse à la manière d’une partie de Cluedo grandeur nature, riche en fausses pistes et rebondissements. Les jeux de lumière, très inspirés du langage cinématographique, orientent sans cesse l’attention. C’est ici une poignée de porte isolée dans un faisceau de lumière, là une porte qui s’ouvre dans l’obscurité de la nuit… Une comptine entêtante – celle-là même, très populaire en Angleterre, qui donne son titre à la pièce – revient comme une ritournelle sinistre, tandis que des bruits inquiétants (chuintement de porte, gémissement de tuyauterie) – entretiennent le malaise, qui se trouve encore renforcé par la sérénité de façade que chacun des personnages tente d’afficher. Le dispositif scénique ne leur offre, il est vrai, aucune intimité, et leurs fréquentes sorties de scène s’apparentent à des fuites, motifs de soupçons.
Peur et divertissement
La Souricière procure au public un rare moment d’angoisse assorti de comédie. À mesure que le rythme de la pièce s’emballe, que la tension monte (l’intrigue se déploie sur fond d’enfance maltraitée), et que tous les protagonistes se toisent et se défient, se menacent et s’accusent, le plaisir (communicatif) des acteurs sur scène apparaît avec éclat. Rien ne semble plus sérieux, pour ces huit comédiens rompus à tous les registres et genres théâtraux, que de (dé)jouer la mécanique policière, les clichés du genre et l’humour pince-sans-rire du texte (dont la traduction est co-assurée par Lilo Baur et le comédien Serge Bagdassarian, ancien professeur d’anglais). Aux gags, volontiers absurdes comme cet incroyable retour en arrière évoquant une scène de cinéma déroulée à l’envers, se mêlent des répliques savoureuses et des coups de théâtre fracassants. Il n’y a pas à dire, la saison s’achève de la plus belle des manières, loin de la morosité ambiante de l’époque.
P. L.
Jusqu’au 13 juillet 2025, à la Comédie-Française (Vieux-Colombier), à Paris. Avec Clotilde de Bayser (Madame Boyle), Christian Gonon (Monsieur Paravicini), Serge Bagdassarian (major Metcalf), Anna Cervinka (Mademoiselle Casewell), Claire de La Rüe du Can (Mollie Ralston), Jean Chevalier (Inspecteur Trotter), Sefa Yeboah (Christopher Wren), Jordan Rezgui (Giles Ralston).
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