
L’Affaire Petit Prince, de Clémentine Beauvais :
Pierre Bayard est fait « détextive » privé
L’écrivaine et traductrice a transformé l’universitaire Pierre Bayard en personnage de fiction. Elle a créé une série policière où il incarne un détective qui porte son nom. Ils s’en sont expliqués lors d’une rencontre événement chez Ici Librairie à Paris.
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)
L’écrivaine et traductrice a transformé l’universitaire Pierre Bayard en personnage de fiction. Elle a créé une série policière où il incarne un détective qui porte son nom. Ils s’en sont expliqués lors d’une rencontre événement chez Ici Librairie à Paris.
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)
Mercredi 9 avril 2025. Moment historique dans une librairie : une écrivaine et son personnage principal rencontrent leurs lecteurs. Pierre Bayard, professeur de littérature française à Paris VIII et fondateur de la critique interventionniste, souligne le caractère exceptionnel de la rencontre proposée par Ici Librairieà Paris: c’est bien la première fois, dans toute l’histoire de la littérature qu’un auteur, en l’occurrence une autrice – Clémentine Beauvais – vient à une signature accompagnée du personnage principal de son roman, le « détextive » Pierre Bayard, avec un « x » pour le jeu de mots.
Par quel tour de passe-passe, l’auteur de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?[1] ou du plus récent Aurais-je été sans peur et sans reproche ?[2], qui, ce soir-là, est présent en chair et en os, vêtu d’une veste noire, d’un pull bleu marine et d’une chemise assortie, buvant de l’eau et répondant aux questions de l’auditoire (notamment à celles de Laurent Binet, l’auteur de La Septième Fonction du langage[3] ) est-il devenu un personnage de fiction ? C’est ce que Clémentine Beauvais entreprend de raconter en présentant sa nouvelle série policière Pierre Bayard détextive privé, dont le premier volume, L’Affaire Petit Prince, est paru le 2 avril 2025.
Déjouer les pièges que tendent les livres
Clémentine Beauvais explique avoir toujours été sensible à la manière quasi enfantine avec laquelle Pierre Bayard interroge la littérature. Elle souligne la dimension ludique de certaines méthodes de la critique interventionniste, notamment celle qui consiste à entrer dans un livre afin de changer la destinée de ses personnages, comme ce que Pierre Bayard, ou du moins le narrateur de son essai, a tenté dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?[4].
Dans Hitchcock s’est trompé[5], Pierre Bayard renouvelle son souhait de voir la critique policière enseignée dans les classes. En terminant la lecture de ce livre, Clémentine Beauvais se dit que la littérature de jeunesse serait un terrain de choix où poursuivre l’erreur judiciaire et le criminel impuni. Elle contacte Pierre Bayard et lui propose de devenir le héros d’un nouveau genre de récit policier à destination des jeunes lecteurs. C’est ainsi que naît la série Pierre Bayard détextive privé où Pierre Bayard, le personnage et son associée (et compagne) « la stupéfiante Édith », vont se pencher sur les plus scandaleux mystères non résolus des livres pour enfants.
Les œuvres sur lesquels enquêtent les deux acolytes répondent à des critères stricts qu’impose la critique policière : les livres doivent être des classiques que la plupart des gens ont lus – ou prétendent avoir lus – et pensent bien connaître. Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, s’est imposé en premier. Certains l’adorent, d’autres le détestent, tout le monde s’imagine l’avoir étudié à un moment ou un autre de sa scolarité. Peter Pan et trois autres classiques derrière vont subir le même sort, soit des histoires où Clémentine Beauvais a estimé qu’il y avait « un truc qui cloche[6] » et que seul un détextive chevronné pouvait mener l’enquête et résoudre le mystère, c’est-à-dire quelqu’un habitué à traquer avec la méthode la plus rigoureuse et l’exigence la plus intransigeante, les « pièges que tendent les livres à leurs lecteurs[7] ».
Pierre Bayard, détextive privé
Pierre Bayard, le personnage, vit une vie tranquille – trop tranquille – à Paris avec Édith, sa partenaire. Des années plus tôt, il était le chevalier Bayard, le plus connu des membres de la CLEF (Chevaliers de lecture experte de France[8]), et en tant que Lecteur Spécialiste, il était régulièrement amené à enquêter pour élucider des mystères, retrouver des personnages disparus dans les classiques de la littérature. Mais une pratique trop zélée et des manières peu appréciées de la Présidente de la CLEF, Élise Mieux, ont condamné Pierre Bayard et Édith à l’inactivité forcée et à la consommation régulière de briochons au chocolat.
Une annonce dans un journal, la visite d’un chapeau et la curiosité de Minuit Pile, un jeune voisin et de Bas-de-casse, une skateboardeuse tout-terrain, il n’en faut pas plus pour que Pierre se lance clandestinement dans une enquête sur Le Petit Prince et sa foule d’incohérences pour déterminer, dans ce livre où « tout est un peu magique… ce qui cloche parce que c’est magique et ce qui cloche parce que ça cache un CRIME[9]? ».
Pierre Bayard – de chair et d’os – tient à rappeler, à ce moment-là de la rencontre à Ici Librairie, le sentiment de solitude qui est le sien : personne avant lui n’a été écrit par un écrivain. C’est une expérience sans précédent, et donc porteuse de souffrance et de joie. Quelqu’un d’autre que lui-même guide son existence à distance, lui faisant vivre des chutes qu’il ne fait pas, des rendez-vous qu’il ne fixe pas, des acrobaties dont il serait bien incapable. Bref, il subit de plein fouet l’arbitraire romanesque. On reconnaît là l’un des traits les plus savoureux de la critique de Pierre Bayard : l’importance de l’humour comme « reconnaissance de non-maîtrise des évènements par les sujets qui les vivent[10] ». Clémentine Beauvais ajoute alors que Pierre Bayard (le professeur) lui a permis une grande liberté d’adaptation, lui enjoignant même parfois « à lui manquer un peu plus de respect » dans son adaptation fictionnelle.
La création ou la re-création littéraire comme soutien à la lecture
Pierre Bayard et Clémentine Beauvais confient ne pas avoir – tout à fait – le même avis sur les chiffres inquiétants de la dernière enquête du Centre national du livre, qui indiquent, notamment, que les Français lisent dix minutes de moins qu’en 2023.
Pour le professeur d’université, cela est dû en partie à la manière dont est enseignée la littérature dans le secondaire, notamment depuis la disparition de l’épreuve de création au baccalauréat. Sans pratique créative de l’écriture, l’activité de lecture paraît beaucoup plus aride et moins porteuse de sens, selon lui.
L’autrice de littérature jeunesse ne reprend pas cette idée. Clémentine Beauvais témoigne au contraire des activités formidables, créatives et vivantes qu’elle a l’occasion de découvrir quand elle se rend dans les classes. Elle rappelle le rôle essentiel des professeurs documentalistes, et fait un lien avec la Grande-Bretagne où elle vit. La littérature plaisir est valorisée à l’école par des manifestations beaucoup plus nombreuses qu’en France. Elle évoque une journée où les élèves viennent en classe déguisés en leur personnage de roman préféré. Mais les adolescents britanniques lisent encore moins que les adolescents français. Elle appelle donc à relativiser les chiffres du CNL et à se demander si s’éloigner des livres à l’adolescence, ce n’est finalement pas un peu normal et même preuve d’une bonne santé mentale : c’est l’âge où l’amitié prime, ainsi que l’apprentissage de la liberté. Les livres seront toujours là quand on y reviendra quelques années plus tard.
En revanche, il serait dommage d’attendre quelques années pour se plonger dans le premier volume de cette nouvelle série policière où, du jardin des Plantes à la BnF, le lecteur suit un détextive privé, des adolescents attachants et même un compagnon à quatre pattes qui prouve qu’au lieu de lire ce qu’il y a d’écrit, on lit souvent ce que l’on veut voir écrit. Il faut bien ouvrir l’œil !
M. L.-D.
Clémentine Beauvais, Pierre Bayard Détextive Privé, L’Affaire Petit Prince (Tome 1), 272 pages, 14,90 euros. À partir de 12 ans.
Notes
- [1] Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Minuit, Paris, 2007.
- [2] Pierre Bayard, Aurais-je été sans peur et sans reproche ?, Minuit, Paris 2024.
- [3] Laurent Binet, La septième fonction du langage, Grasset, Paris, 2015.
- [4] Pierre Bayard, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Minuit, Paris, 2015.
- [5] Pierre Bayard, Hitchcock s’est trompé, Minuit, Paris 2023.
- [6] Clémentine Beauvais, L’Affaire Petit Prince, Sarbacane, Paris 2025, page de garde
- [7] Ibid., p 72
- [8] Chevaliers de lecture experte de France : congrégation d’une grande importance dans le roman
- [9] Clémentine Beauvais, L’affaire Petit Prince, Sarbacane, Paris 2025, p 70
- [10] Pierre Bayard, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer, Minuit, Paris, 2015
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