Le Béret du maître, d’Antony Soron :
souvenir d’un professeur

Agrégé de lettres, formateur à l’Inspé Paris et collaborateur de L’École des lettres, Antony Soron se souvient de son instituteur de CM1. Évocation tendre d’une année qui a marqué son enfance dans un village landais, comme une invite à l’imiter.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres en collège (académie de Créteil)

Fermez les yeux et replongez dans vos souvenirs scolaires les plus marquants. Certains se revoient sécher leur encre de plume sur un papier buvard saturé d’encre couleur marine. D’autres se projettent dans une cour d’école, cet autre monde, ce microcosme de libertés et de limites, un terrain de jeux et d’enjeux, de rencontres et de séparations, dans lequel des écoliers contrebandiers recelaient bonbons et autres marchandises prohibées. Les sourires de réussite face à un calcul mental exécuté instinctivement, les pleurs de déception face à l’échec d’une récitation, l’angoisse de la rentrée, l’euphorie de la sonnerie qui annonce le glas d’une journée de cours à la fois monotone et événementielle, forme une cour d’émotions communes.

Pour Antony Soron, ces souvenirs se cristallisent sur sa rencontre avec l’instituteur qui a marqué sa vie : les yeux « fixés sur son béret noir », négatif noble de la casquette de Charles Bovary, qui « apparaissait d’évidence comme un prolongement du corps du maitre ». Les mécanismes de la mémoire sont ainsi rendus visibles dans son fonctionnement métonymique au fil des ans : l’auteur a désormais un demi-siècle, c’est l’occasion pour lui de se retourner sur sa mémorable année de CM1. Dans ce roman, celui qui se désigne moins comme un écrivain que comme un « écrivant[1] » livre une chronique tendrement ordinaire, une capsule temporelle dans un style sobre et un cadre précis : un modeste village du Sud-Ouest.

Conversation avec une mémoire oublieuse

« J’ai perdu la mémoire de mon passé d’élève. » La phrase qui inaugure ce récit autobiographique annonce la dynamique à l’œuvre : retourner sur les traces d’une période qui se dissout avec l’âge mais survit par impression. Les coups de pinceau du passé prennent la forme de scènes clé qui s’enchaînent avec évidence, comme on rembobine une cassette vidéo VHS, explique Antony Soron en utilisant pour sa métaphore un objet de l’époque complètement archaïque aujourd’hui.

Le récit s’inscrit dans la tradition des romans scolaires, la citation en exergue ne trompe pas : la dédicace épistolaire de Camus à son maître emporte le récit dans le réseau des hommages rétrospectifs au corps enseignant. Ce « puissant souvenir » lié à Monsieur C. (dont le nom ne sera jamais précisé, comme pour renforcer l’universalité d’une expérience personnelle) se retrouve développé par le biais de saynètes : la rencontre, une élection de délégué sur fond de corruption enfantine, le rite initiatique du pèreou l’annonce tonitruante de la première élection historique de François Mitterrand. Le récit oscille entre la légèreté de ton de l’enfance, mais aussi la cruauté, celle de la perte du père et des difficultés à la conceptualiser.

Le livre de mon (re)père

L’auteur plonge le lecteur dans une (en)quête de filiation explicitée sans prétention. L’élève se rêve le fils de l’instituteur modèle, la littérature cimente cette légende personnelle. Monsieur C. fusionne ainsi avec le personnage de Cyrano lors d’une visite de la somptueuse villa Arnaga d’Edmond Rostand. Le récit tente de déchiffrer un sentiment de tiraillement des origines. Les hésitations sportives entre le football et le rugby se font l’écho des questions qui traversent un enfant conscient d’être ballotté entre plusieurs cercles : « Comment allais-je faire désormais pour être de droite et de gauche en même temps ? » L’auteur effleure les injonctions contraires agitant ceux qui doivent composer avec une France centralisée oublieuse des singularités. L’ « écrivant » évite le récit de soi pris dans le tissu de la sociologie. Le vocabulaire suffit à témoigner d’un ancrage. De la tauromachie au poème récité en patois à la « paluche » carillonnante du maître, c’est tout un abécédaire local qui se déploie avec une tendre nostalgie.

C’est fort d’une humilité poignante qu’Antony Soron explore ses souvenirs en les voulant liés aux autres. Dans Ainsi va toute chair, Samuel Butler rappelait aux « maîtres d’école » que les élèves constituaient le plus grand vivier de biographes possibles pour leurs instituteurs. Si des écrivains comme Butler ou Vallès ont rétrospectivement hurlé leur rancœur scolaire, l’auteur du Béret du maître a préféré exhaler une gratitude sublimée par une conscience lucide des distorsions de la mémoire. Qu’importe l’exactitude, l’authenticité se niche dans ce témoignage landais dont l’émerveillement n’est pas sans rappeler celui d’un illustre Marcel, fils d’instituteur devenu écrivain avec sa langue, de Marseille et d’Aubagne, qui roulait les « r » « comme les ruisseaux les graviers ». Ce souvenir d’un professeur pourrait presque devenir un exercice d’écriture en soi*.

I. H.

*Envoyez vos témoignages à courrier@ecoledeslettres.fr, objet : « souvenir d’un professeur ».


[1] Antony Soron, Le Béret du maître, Paris, éditions Passiflore, 2023 :
https://www.editions-passiflore.com/69_soron-antony


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ines Hamdi
Ines Hamdi