Alain Rey : "Dictionnaire amoureux du diable"

Alain Rey, "Dictionnaire amoureux du Diable"Il faut une bonne dose d’audace, et autant de sens de la provocation pour signer un dictionnaire dit « amoureux » du Diable. Une épithète à vous faire ranger parmi les sataniques, démoniaques, méphisto-phéliques ou encore lucifériens.
Passe encore que l’on use de l’énergie à répertorier le savoir relatif à l’ange du Mal, d’autres l’ont fait : le sombre Ambrose Bierce, le contestable Collin de Plancy, le savant Roland Villeneuve, l’universel Gérald Messadié, le très subtil Robert Muchembled. Mais avouer, dans son titre, une tendre dilection pour le Malin relève d’une faute de goût qui, à certaines époques, vous eût valu le bûcher.
Alain Rey, précédé par sa longue expérience de lexicographe, son immense érudition et son infinie sagesse, n’a pas hésité à relever le défi en déclarant sa flamme au diable. 

 

Le principe du Mal est un « acteur essentiel de l’histoire »

L’Avant-dire, rédigé à deux voix (face à son contradicteur, l’auteur jouant joyeusement et littéralement  le rôle de l’« avocat du diable ») est d’ailleurs une justification du paradoxe, nous rappelant que le principe du Mal est un « acteur essentiel de l’histoire », que sa présence envahit les cultures monothéistes, qu’on peut faire de lui « l’exutoire du fanatisme et le produit des terreurs primordiales » et qu’il est, en tant que tentateur, porteur de séduction, « émissaire du désir » puisque « pour tenter, il faut séduire ».
 

Francisco de Goya, "Le Sabbat des sorcières", 1797-1798, musée Lázaro Galdiano, Madrid
Francisco de Goya, “Le Sabbat des sorcières”, 1798
Musée Lázaro Galdiano, Madrid

Lecture imprégnée de romantisme, mouvement esthétique et philosophique qui a substitué à la figure hideuse et terrifiante du démon médiéval, un Satan fascinant inspirateur des artistes. 
Pas de mots doux pourtant, ni d’aveu de tendresse dans ce dictionnaire qui n’est amoureux que par référence à une féconde collection et par l’intérêt intellectuel que suscite le sujet pour celui qui le rédige.
Alain Rey, comme on pouvait s’y attendre, ne situe pas son propos sur le registre du sentiment mais plutôt sur celui de l’encyclopédisme. Car l’ouvrage, de près de mille pages, n’a rien d’une variation aimable destinée à un public distrait. Nous sommes en présence d’un travail scientifique, loin de toute démagogie, qui s’adresse sinon aux initiés du moins aux esprits curieux et cultivés. Et pourtant, ce dictionnaire se dévore avec passion, et ceci à trois niveaux de lecture : celui de la découverte, celui de la vérification, celui de l’élargissement.
 

Lucifer, “porteur de lumière”

La découverte concerne les multiples entrées (un bon quart sur une totalité d’environ trois cents) explorant des territoires inconnus des non-spécialistes. Ainsi pour  Abaddon (alphabétiquement premier), Apopis, Azazel, Bélial, Cambions, Empuse, Goétie, Lamie, Mazdéisme, etc. Sur chacun de ces termes qui ne disent rien à la plupart d’entre nous, Rey nous renseigne, nous informe, nous éclaire (Lucifer est, étymologiquement le « porteur de lumière », et il ne déplaît pas à l’auteur de relayer ce maître), donnant à son recueil le poids et la consistance d’un savant traité d’histoire des religions, quitte, parfois, à devenir un peu aride.

"La Divine Comédie", de Dante, illustration de Gustave Doré, 1861
“La Divine Comédie”, de Dante,
illustration de Gustave Doré, 1861

Le deuxième niveau, qui répond davantage à nos attentes et à nos capacités, est constitué des articles qu’on pourrait nommer les « incontournables » du diable, illustrant un folklore apparemment familier mais que l’analyse et le commentaire renouvellent. Citons, par exemple, Asmodée, Belzébuth, Balai (celui des sorcières), Cornes (attributs diaboliques), Démon (et ses huit dérivés), Exorcisme, Incubes et Succubes, Lucifer, Pacte, Possession et ainsi de suite jusqu’à SabbatSerpent et Sorcière. Nous sommes, en quelque sorte, en terrain connu, celui de l’univers du Mal décliné en de multiples lieux, personnages, actions, circonstances.
L’analyse est rigoureuse, documentée, souvent abondante (treize pages, par exemple, pour l’article Enfer) et nous permet de réviser nos bases en matière de diablerie. Comme pour l’ensemble des entrées, sont présents ici certains noms de créateurs ou d’acteurs ayant, à des titres divers, frayé avec le Prince des Ténèbres : Dante et Gilles de Rais, Dostoïevski et Jean de la Croix, Huysmans et Éliphas Lévi, Martin Luther et Goethe, John Milton et Georges Méliès, Victor Hugo et Stanislas de Guaita, Augustin et Marie-Catherine Cadière, la prétendue sorcière. On accède aussi à Satan, ses œuvres et ses pompes, par le biais des humains.
 

Croire au Diable, croire en Dieu

Enfin, une troisième famille d’articles vient donner à ce dictionnaire une saveur supplémentaire et inattendue. Ils se situent à la périphérie du sujet annoncé, traitant de questions entretenant des rapports plus ou moins éloignés avec le diable mais attestant le vaste rayonnement de la présence diabolique. C’est le cas de tout ce qui concerne les religions, les plus lointaines (l’Orient, l’Afrique) ou les plus voisines, le catholicisme en particulier.
Croire au Diable est, pour les chrétiens, le symétrique de croire en Dieu (la différence de préposition posant une distinction dans la nature de la croyance), et le Vatican, récemment encore, a affirmé la validité d’une telle croyance. En fonction de ce rapprochement, Alain Rey nous propose une subtile et passionnante relecture de la Bible  comme en témoignent les articles Adam, Apocalypse, Anges, Job, Péché (dix pages) et quelques autres. Tous les monothéismes s’accordent à voir dans la religion des autres une représentation du Mal, ou encore, pour citer l’auteur à l’entrée  Ba’al : « Le Dieu des autres, pour nombre de croyants, est conçu comme étant le diable. »
 

Johann Heinrich Füssli, "Le cauchemar", 1781
Johann Heinrich Füssli, “Le cauchemar”, 1781

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« Il n’est pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon. »

Par l’intermédiaire du diable, on peut aussi, en suivant l’auteur, revisiter la littérature, à travers (pour s’en tenir à une seule lettre de l’alphabet) Balzac, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire (qui « porte le diable en lui et en dégage la terrible beauté »), Bernanos, Bloy, Byron ; on peut également parcourir l’histoire de l’art avec Jérôme Bosch, J.-H. Füssli, William Blake, Goya, Félicien Rops ; ou retrouver certaines musiques (de Schubert, de Berlioz, de Gounod, de Meyerbeer, de Weber, de Liszt, de Boito, de Dvorak ou de Ravel).
Récurrence explicable si l’on se réfère au mot de Gide  (dont Claudel disait « C’est le Diable ») : « Il n’est pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon. » Plus innovantes sont les entrées qui nous entraînent dans les zones troubles de l’occultisme, de la sorcellerie, de la magie (douze pages pour l’entrée qui porte ce titre), de l’antiféminisme, de la tératologie, du gothique, pratiques toujours vaguement inspirées par le Malin et qui participent d’une éthique de l’effrayant, de l’irrationnel, du ténébreux.
 

Le diable, miroir de l’humanité inquiète

Il serait injuste de ne pas mettre au crédit de ce monumental dictionnaire le travail de la forme.

"Le Diable à Paris et les Parisiens", frontispice de Granville, 1845
“Le Diable à Paris et les Parisiens”,
frontispice de Granville, 1845

Alain Rey emploie une langue rigoureuse, efficace, parfois un peu âpre, mais toujours maîtrisée et juste, inclinant souvent à la concision du moraliste, comme dans certaines formules  générali-santes : « Toutes les religions sont des réponses à une angoisse : celle de la mort » ; « Le diable s’est glissé dans toutes les nouvelles techniques » (à propos de la récupération du thème par le cinéma) ; « Les monothéismes, en lutte contre toute autre croyance, sont par nature répressifs ». Remarquons aussi l’approche linguistique, prévi-sible chez un amoureux des mots tel que Rey.
Plusieurs articles (Satan, pour n’en citer qu’un) partent d’une réflexion sur une racine verbale, une évolution sémantique, parfois capricieuse comme le suggère cette notation : « Les mots, cependant, ne sont jamais prisonniers des idées qui les ont fait naître. »
Le lecteur, en quittant cette somme volumineuse, s’il n’est pas prêt à rejoindre, Dieu merci, la cohorte hétéroclite et douteuse des « amoureux » du diable (dont ne fait pas partie l’auteur), aura pris conscience que cette représentation symbolique du Mal, multiforme et changeante,  n’est qu’une construction virtuelle, celle de l’Adversaire, aussi redoutable que séduisant. En mille pages denses, Alain Rey, sans le dire, nous en persuade : le diable, figure spéculaire, est un miroir déformant inventé, pour s’y contempler avec effroi, par l’humanité inquiète.

Yves Stalloni 

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• Alain Rey, Dictionnaire amoureux du Diable, Plon, 2013, 975 p.
 
Quelques pistes littéraires
• Théâtre : – La Jeune Fille, le Diable et le Moulin, d’Olivier Py, étudié iciLe Jardin de Beamon, de Fabrice Melquiot. Sa Majesté des mouches, de William Golding, étudié ici.
• Poème narratif :  La Divine Comédie, de Dante, étudiée ici.
• Une variation sur thème du pacteLe Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde, étudié ici.
Cinéma : Faust, d’Alexandre Sokourov.
• Opéra : Faust, du mythe à l’opéra de Gounod.
 

Yves Stalloni
Yves Stalloni

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